Siem Reap, Battambang 12 février 2002.
Dire qu’il flottait un parfum d’inquiétude en ce début de journée serait exagéré. Mais enfin. Thierry venait de dire à Raoul que des voyageurs de rencontre lui avaient décrit le trajet en bateau de Siem Reap à Battambang comme limite pour ce qui était des embarcations. Raoul se souvenait vaguement avoir lu des informations similaires dans le guide Lonely Planet. « Si l’on devait prêter l’oreille aux angoisses de chacun, pensait-il, on ne ferait jamais rien ».
La journée avait surtout commencé très tôt. Réveil à 5 heures du matin, enlèvement et chargement dans la benne d’un pick up à 5h50 (une couche de bagages, une couche de voyageurs), magnifique trajet chaotique dans la lueur du jour qui se lève, en direction du lieu d’embarquement en bordure du lac Tonlé Sap.
Avant de poursuivre ce récit, il convient de préciser que, depuis quelques jours, Rose et Raoul ne voyagent plus seuls mais sont en compagnie de deux amis ”de trente ans”, Etienne et Martine ainsi que du frère de Martine, Thierry. Tous trois sont de grands voyageurs. Autre précision, de nature géographique celle-ci : le parcours de Siem Reap à Battambang en bateau s’effectue via un lac (le Tonlé Sap) aux allures de mer (largement plus étendu que le lac Leman) puis sur un fleuve, enfin sur un cours d’eau indéfinissable au plus bas de son niveau en cette saison.
Arrivée à l’embarcadère. Thierry montre à Raoul deux longs bateaux rapides :
- Ils sont super, à condition de s’installer sur le toit, car si on est à l’intérieur, en cas de naufrage on n’a aucune chance, explique-t-il à Raoul médusé .
Raoul est déçu par ces bateaux trop modernes. Une déception de courte durée car on lui désigne une petite embarcation, longue seulement de 6 mètres, un day boat en fibre de verre avec cabine, comme étant leur bateau à destination de Battambang. Une longue file de voyageurs embarque. Leurs sacs à dos sont arrimés sur le toit de la cabine. Rose, Raoul, Etienne, Martine et Thierry s’installent confortablement sur ce même toit, histoire d’accroître leurs chances… C’est alors que le patron s’avise que la ligne de flottaison est vraiment très basse. Il fait descendre une dizaine de personnes, le trop plein, qu’il installe dans deux autres bateaux. Un petit groupe prend place à bord d’une barque en plastique de 4 mètres entièrement ouverte, munie d’un moteur de 40 cv (c’est eux qui semblent avoir le moins de chance, la suite prouvera que non). Un autre groupe s’assied dans des fauteuils en osiers avec accoudoirs placés dans une fine barque en bois dotée d’un gros moteur in-bord (l’histoire retiendra que le confort des sièges ne saurait présumer des qualités marines d’un navire). Enfin, la vedette de Rose et Raoul largue les amarres. Ses deux moteurs hors bord de 200cv chacun arrachent sans difficulté l’embarcation qui déjauge immédiatement. Sur le lac, le vent lève une petite houle dans laquelle le bateau qui navigue vent arrière à plus de 25 nœuds vient taper en faisant jaillir des gerbes d’écumes. Une fois le lac traversé, sur une courte distance, la navigation se poursuit sur le fleuve à une vitesse folle (35 nœuds) parmi les villages flottants et les pêcheurs. Le spectacle est grandiose en dépit du sans gêne du pilote de la vedette. Après une assez longue navigation menée tambour battant, le bateau s’arrête dans un village.
- On va changer d’embarcation car le niveau de la rivière est trop bas, celle-ci ne passerait pas, déclare le responsable du voyage.
Une longue barque en bois typique de la région est préparée. Raoul note avec satisfaction la présence d’une pompe de cale couplée au moteur. On charge les lourds sacs à dos et la dizaine de passagers s’assoit à même le fond sur des nattes tressées. Raoul fait observer à ses amis des infiltrations d’eau entre chaque bordée et déplore que l’on ne sache plus calfater dans ce pays. Heureusement, il y a la pompe de cale. En outre, dès le départ un homme d’équipage écope régulièrement sous le moteur. La rivière, car il ne s’agit plus d’un fleuve mais d’un étroit cours d’eau est effectivement très basse. A plusieurs reprises le bateau touche le fond de vase. Le pilote passe en force. Le spectacle de la vie sur l’eau est toujours aussi passionnant à regarder. Pourtant, dans la barque, les visages sont tendus. L’écopeur ne cesse d’écoper. Une nippo-américaine assise près de lui décide de lui prêter main forte et se met à écoper elle aussi. Pas longtemps. Très vite l’eau des fonds est projetée par les courroies au-dessus du moteur. ça gicle de partout. L’écopeur lance au pilote des regards lourds d’inquiétude. Raoul déclare qu’il faut aller vers la berge, débarquer et écoper sérieusement avant de repartir. Absolument personne ne lui prête la moindre attention. Tout à l’arrière de la barque, assis sur les sacs de Rose et de Raoul, un cambodgien presse le pilote de gagner la berge tout en désignant le milieu du bateau où l’eau atteint un niveau record. Lui, est immédiatement entendu. Le pilote vise un des rares endroits où la berge est abordable, partout ailleurs les amas de ronces empêchent tout débarquement. Le bateau qui s’enfonce rapidement dans l’eau, touche la berge. Rose bondit à terre, la première ! Raoul aide à débarquer des bagages, puis saute à terre lui aussi alors que la moitié arrière de la barque disparaît sous l’eau. Quelques sacs à dos partent à la dérive en flottant, dont ceux de Rose et de Raoul qui seront récupérés, enrichis d’un parfum de gas-oil.
Le bateau disparaît complètement sous les flots.
Tels des pingouins sur leur iceberg, les rescapés, debout en plein soleil, font connaissance. Après une heure et demie d’attente, les papotages s’essoufflent. Certains se sont installés sous l’ombre chiche des ronciers en prévision d’une longue journée.
Le Titanic cambodgien a coulé le 12 février 2002 à 10h30, par un mètre vingt de profondeur et par 103 degrés 22 minutes de longitude est et 13 degrés 17 minutes de latitude nord. Position relevée au GPS par Raoul qui ne se sépare jamais de son scruteur de satellites.
Une barque quasi identique au Titanic cambodgien arrive enfin, avec à son bord le patron de l’expédition. Elle dispose d’un plancher surélevé (on doit pouvoir y rester au sec plus longtemps). Sauvés!
Du moins, le croit-on, car une fois tout le monde embarqué, l’esquif manifeste une nette propension à la gîte. Une gîte qui inquiète sérieusement Raoul et Rose car en cas de chavirage une structure métallique, légère mais solide, placée au dessus des passagers pourrait bien les emprisonner. A chaque virage Rose et Raoul font donc du rappel se déplaçant tantôt vers le centre tantôt vers les bords du bateau ce qui suffit à rétablir l’équilibre et à les convaincre définitivement de la fragilité du dit équilibre. Le patron soulève régulièrement le plancher et écope. Gîte, contre-gîte, écopage, échouages passés en force, collision évitée de justesse avec un lourd bateau de pêche, le voyage se poursuit sans une once de monotonie. Raillé par ses compagnons de route pour son goût des appareils électroniques, Raoul note un net regain d’intérêt de leur part lorsqu’il est en mesure de leur indiquer toutes les demi-heures le nombre de kilomètres restants et l’heure estimée d’arrivée, “si tout va bien”, ce dont personne n’est persuadé, bien au contraire. L’idée d’un second naufrage semble admise par tous avec fatalité et sans appréhension. L’expérience sans doute. Hautes sur les berges, les maisons sur pilotis deviennent plus nombreuses, comme les enfants qui se baignent en saluant bruyamment les voyageurs sur leur radeau à moteur. Les rives de plus en plus peuplées distraient de la marche du bateau. La ville est proche. Deux petites embarcations en plastique qui inspirent confiance proposent à quelques passagers de monter à bord. Certains ne se font pas prier. D’autres, dont Rose, Raoul et leurs amis préfèrent ne pas tenter une quatrième expérience nautique dans la journée. D’autant qu’ainsi allégée la barque se comporte presque normalement. Rose a remplacé le patron à l’écope (patron parti sur une des petites barques…) et les derniers kilomètres font figure de croisière de plaisance.
Plus tard, dans la soirée, Raoul et Rose apprendront d’un témoin direct que “les fauteuils en osiers” sont tombés en panne de moteur sur le lac Tonlé Sap. Ils ont dérivé deux heures, ballottés par les vagues avec un mal de mer à vomir, avant qu’une embarcation les prenne en remorque jusqu’à un village où une réparation leur a permis de poursuivre. La petite barque en plastique qui n’inspirait confiance à personne est arrivée, elle, sans encombre plusieurs heures avant les autres…
A l’hôtel, Rose a rencontré une Française qui venait d’effectuer le même trajet par la route en quatre heures sans le moindre incident. Elle n’avait rien à raconter.