La remontée du Mékong en bateau-fusée, 300 Km de frayeurs
Louang Prabang, Houaxay, 5 mars 2002.
A l’approche du quai d’embarquement des bateaux rapides Rose et Raoul Piche sont saisis par le bruit sur-aigu de moteurs à échappement libre tournant à plein régime. L’ambiance sonore est celle d’un circuit de compétition automobile. Ils sont attendus là, pour remonter le Mékong sur 300 Km jusqu’a Houaxay à la frontière Thaïlandaise. Les pilotes préparent leurs engins et les essayent. Il s’agit de barques à fond plat et bords verticaux, longues de 7 mètres, larges d’un mètre, d’un tirant d’eau de 20 centimètres et autant de franc bord. A l’arrière, un puissant moteur, sur un axe vertical est prolongé par un arbre d’hélice de trois mètres, presque horizontal. Le pilote oriente la trajectoire du bateau en faisant tourner cet ensemble sur son axe.
Rose et Raoul embarquent en même temps que quatre jeunes japonaises. Ils s’insinuent, très péniblement, dans le minuscule espace qui sépare leur dossier de bois de celui situé devant eux et s’assoient à même le fond de la barque sur un petit coussin de mousse. Raoul regrette d’être né avec de longues jambes mais se félicite d’avoir épousé la fluette Rose. Depuis qu’un pilote de bateau rapide a tué un de ses passagers thaï dans un accident, la police a rendu obligatoire le port du casque et du gilet de sauvetage. Si bien que, vu du bord de l’eau, l’allure de cet étrange équipage est celle de six joueurs de football américain, casqués, carrés d’épaule, assis dans une caisse à savon au ras de l’eau, avec dans leur dos un moteur de fusée.
Le pilote met les gaz. Instantanément le très court tuyau d’échappement crache sa montagne de décibels, des gerbes d’eau jaillissent sur les bords de l’embarcation, les passagers sont plaqués aux dossiers, le bateau déjauge et en quelques secondes il atteint sa vitesse de croisière, 36 nœuds (65 Km/h)! Les veines de courant et les tourbillons, nombreux, franchis à pleine vitesse transmettent au bateau des vibrations amorties, très supportables. Rose et Raoul ont pris soin de boucher leurs oreilles avec des boules Quiés ce qui ramène le bruit à un niveau acceptable. Restent le froid dû à la vitesse et à la température de l’air du petit matin mais surtout l’absolue exiguïté de l’espace.
A fond la caisse (à savon) la barque glisse au milieu d’un paysage de rochers et de plages de sable aussi blanc et aussi fin que celui de Camargue. Un paysage de mer bien plus que de fleuve. Les rochers sont partout, sur les rives et au milieu du cours d’eau, tantôt émergeant de plusieurs mètres, tantôt à fleur d’eau… tantôt à quelques centimètres sous l’eau marron. Ce sont ces derniers qui pendant longtemps inquiéteront Raoul. “Quelle folie d’aller à cette vitesse sur un plan d’eau parsemé d’écueils invisibles!” pense-t-il. Il se rassure un peu en constatant qu’il existe un balisage empirique constitué de bambous fixés aux rochers et portant à leur extrémité des bouteilles en plastique blanc. En pleine eau, ce sont des alignements de bouteilles et de bidons d’huile qui remplissent le même office. “Quid si une bouteille se détache?” s’interroge Raoul qui s’efforce de chasser cette pensée de son esprit. Et le bateau file, file, file. Parfois, un mur de rochers barre la largeur du fleuve, sans ralentir, le pilote emprunte un étroit passage entre deux d’entre eux. Raoul frémit. Les vibrations du bateau et la position assise, les genoux sous le menton, lui font regretter la grande théière ingurgitée avant le départ. “Ont-ils prévu un arrêt pipi ?” se demande-t-il. Oui! une halte intervient après une heure et demie, pour effectuer le plein d’essence. Et ça repart, les décibels envahissent à nouveau la vallée du Mékong et la caisse à savon reprend son invraisemblable glissade. Le paysage change constamment bien que toujours composé de rochers, de sable et, plus haut, d’une végétation tropicale qui couvre les monts environnants. Quelques rares pêcheurs lancent, ça et là, un épervier depuis la berge. Peu de villages, peu de trafic. Un quasi désert. Magnifique. Au premier tiers du trajet un bateau de charge fracassé sur les rochers est découpé au chalumeau. Plus loin, Rose et Raoul aperçoivent une barque qui vient de couler et que l’on renfloue. Souvenir, souvenir. Ils sourient. Ce qui n’est pas le cas du commerçant qui a perdu sa marchandise et qu’ils rencontrent à la halte suivante.
A mi parcours, à Pakbeng, la barque accoste à une maison flottante : une maison epicerie-restaurant-poste de police-station service qui évoque un relais de poste au temps des diligences. Des dizaines de bateaux rapides y sont amarrés. La maison dispose de toilettes publiques, le Mékong se chargeant de l’évacuation. A côté de ces toilettes, la cuisine. Une femme qui travaille là, plonge un seau dans le Mékong afin de remplir une bassine dans laquelle elle lave la vaisselle. Rose et Raoul observent la scène en se félicitant d’avoir acheté à manger avant le départ…
Après deux heures de repos et un changement de bateau, ça repart. Installation au chausse pied, casques, gilets, décibels, vibrations. Mais désormais, à cette heure de la journée, la température est parfaite. En outre, l’habitude venant, Raoul se laisse à penser qu’après tout ils ne doivent pas tuer des passagers tous les jours et il jouit plus sereinement de l’extraordinaire paysage qui défile. Rose, confiante depuis le début, continue à profiter pleinement du spectacle.
Après six heures de navigation (hors arrêts), la barque aborde un maigre amas de bambous qui forme le quai d’arrivée de Houaxay. Avec leurs lourds sacs sur le dos, Rose et Raoul escaladent la berge et rejoignent le poste frontière. La Thaïlande est sur la rive opposée. Ils prennent à nouveau un bateau. Mais, cette fois-ci, ils se contentent de traverser le fleuve dans sa largeur, aussi paisiblement qu’avec le ferry-boat on passe d’une rive à l’autre du vieux port.