Traversée du désert de Tahr

2 février 2003

Jaisalmer, 2février 2003

L’étendue est plate à perte de vue, la terre jaune supporte difficilement quelques arbustes qui peinent à garder leur feuillage d’un vert finissant. Ici trois gazelles courent vers un horizon sans fin, là un chameau traverse la route les pattes avant entravées, plus loin cinq paons s’éloignent avec majesté et lenteur, une carcasse de chèvre offre des restes de chair à un chien errant, des rapaces surveillent leur proie, haut dans le ciel, au-dessus de la voiture qui file à travers le désert de Tahr. Quelques maisons en pisé, protégées par une dérisoire barrière de branchages morts, servent d’abri de survie à d’invisibles êtres humains capables de résister aux 45 degrés qui règnent en ces lieux dès le mois de mai. Des miradors de béton rappellent qu’ici, il y a cinq ans, une bombe atomique a explosé. Une bombe indienne. Le voyage se poursuit jusqu’à l’apparition irréelle d’une citadelle ocre perchée au sommet d’une hauteur, entourée de murailles, hérissée de palais, de havelis et de temples tout de sculptures et de dentelles de pierre. Richissime étape des caravanes sur la route de la soie et des épices, Jaisalmer offre ses trésors aux voyageurs du troisième millénaire. Passées les murailles, les ruelles étroites ne laissent plus la place qu’aux piétons, à quelques deux roues et aux vaches placides. Havre de paix (lorsque les gangs de chiens cessent leurs bruyants combats) la citadelle du désert vient d’engloutir Rose et Raoul Piche.

Il n’y a pas de Dieu. Il n’y a pas de Dieu. Il n’y a pas du tout de Dieu

29 janvier 2003

Pushkar, 29 janvier 2003

Alors que Raoul rame comme un damné (s’il continue c’est ce qui va lui arriver) pour comprendre la spiritualité indienne, Rose avance à pas de géant. Elle a même trouvé son gourou. Plus elle visite de temples (elle a effectué une tournée complète de cinq temples dans un bus de pèlerins en une seule journée), plus elle observe les gestes rituels des uns et des autres, plus elle exprime son exaspération. Si bien que, plongée dans “l’Inde” de VS Naipaul, elle a trouvé son gourou indien. Il s’appelle Periyar, a vécu dans la région de Madras et a écrit les fortes paroles ci-dessous que Rose révère et cite à Raoul, à tout moment.

« - Il n’y a pas de Dieu. Il n’y a pas de Dieu. Il n’y a pas du tout de Dieu. Celui qui a inventé Dieu est un sot. Celui qui propage Dieu est une canaille. Celui qui vénère Dieu est un barbare.

- Là où il n’y a plus de misère, il n’y a pas de Dieu. »

Le reste du voyage de Rose et de Raoul Piche à travers l’Inde éternelle promet d’être tendu. A moins que Raoul finisse par se faire gourouter par Rose. Visiter l’Inde auprès de son gourou ne serait-ce pas, pour lui, le début du nirvana ?

Se réincarner, oui mais en quoi ?

28 janvier 2003

Pushkar, 28 janvier 2003

Dans sa quête pour comprendre ce pays étrange et complexe qu’est l’Inde,  Raoul se pose des questions, elles-mêmes étranges.

Partant du constat que les hindouistes qui croient à la réincarnation pensent que la caste dans laquelle ils naissent dépend des actions, bonnes ou mauvaises, accomplies dans leur vie précédente, Raoul soulève les interrogations suivantes :

- Les hindouistes se réincarnent-ils forcément dans des corps hindouistes (autant dire Indiens) ? où peuvent-ils se réincarner en des Messieurs Dupont, Hiro Jukumi Maru, Ababouboudahou à Paris, Tokio ou Abidjan ? Si oui, dans quelle caste, puisqu’elles n’existent pas dans ces pays ?

- S’ils se réincarnent en hindouistes, alors Raoul s’interroge :

La population indienne a cru de 700 millions de personnes depuis l’époque de Gandhi. Comment déterminer la caste de ces nouveaux venus qui n’ont pas eu de vie antérieure puisqu’ils sont plus nombreux que leurs ancêtres?

Raoul n’a rien trouvé de mieux que de poser ces questions à un Indien de Pushkar qui s’est révélé être … musulman ! A la seconde question il a répondu qu’il existait sur terre des milliards de milliards d’animaux et que cela suffisait pour assurer la croissance des réincarnations humaines.

- Mais quelle doit être la vie exemplaire d’une mouche tsé-tsé ou d’un cobra royal pour qu’il se réincarne en humain ? Lui a demandé Raoul, ajoutant “les animaux auraient-ils donc une âme pour les hindouistes ?”. L’Indien-musulman a déclaré forfait disant qu’il ne savait pas répondre et que de toute façon il ne croyait en rien à ces fadaises.

On le constate, la progression de Raoul dans l’appréhension de la spiritualité indienne demeure laborieuse, très laborieuse. Toute aide est la bienvenue (divin s’abstenir).

Des camions incassables

28 janvier 2003

Pushkar, 28 janvier 2003

Raoul ayant lu que la pratique du yoga réduisait le stress, il en a conclu que tous les chauffeurs indiens étaient des yogi. Leur insensibilité au vacarme répété des klaxons dont ils usent en permanence, leur habitude de doubler face à d’énormes poids lourds venant en sens inverse avant de se rabattre à l’ultime seconde dénote, selon lui, une absence totale de stress. Au cours de deux journées passées sur les routes, Raoul a aperçu quatre camions dont les chauffeurs devaient être encore moins stressés que les autres puisque leur cabine complètement écrabouillée prouvait qu’ils ne s’étaient même pas soucié de se rabattre. Cool. Au grand jeu de l’oie de la réincarnation “avancez d’une case”.

Assise dans le bus Udaipur-Ajmer, filant à tombeau ouvert (et il ne s’agit pas là d’une figure de style…) Rose ne trouve rien de mieux que de lire à Raoul un passage du livre dont elle se délecte, “l’Inde” écrit par l’auteur indien V.S. Naipoul, (prix Nobel de littérature 2001) :

«  Les camions étaient conduits très vite et très près les uns des autres comme si le métal était quelque chose d’incassable et faisait de l’homme un Dieu, comme si on pouvait tout demander à un moteur, un volant et des freins. Entre Goa et Bangalore, ce jour là, au cours de sept graves accidents de la circulation, dix ou douze camions avaient été réduits en bouillie et des gens avaient presque certainement trouvé la mort. Des camions avaient quitté la route et fini dans des étangs ; d’autres s’étaient rentrés dedans. Les habitacles des camionneurs s’étaient pliés en accordéon, du verre avait volé en éclat. Des essieux s’étaient rompus, des roues s’étaient écartées du châssis selon des angles bizarres ; parfois même, tels des animaux vulnérables, au ventre mou, des camions s’étaient retournés sous leur chargement, montrant le délabrement et la rouille de leurs abdomens de métal et la surface lisse de leurs pneus rechapés.”

Ce jour là le bus de Rose et Raoul est bien arrivé à destination. Manque de concentration yogique du chauffeur ? Desintérêt des dieux ? Rose et Raoul préfèrent ne pas savoir.

Le raccollage un art indien

27 janvier 2003

Udaipur, 27 janvier 2003

La fréquentation touristique étrangère en Inde a chuté de 40% depuis le 11/09/01 et le regain de tension indo-pakistanais. Du coup, à Udaipur, normalement ville très touristique, l’astuce des commerçants pour attirer le chaland est sans limite. Exemple : Rose et Raoul marchent sur la terrasse d’un palais, au bord d’un magnifique lac.

Un jeune les aborde.

- Bonjour, de quel pays êtes-vous ? (en anglais)

- De France.

- Avez-vous lu le journal ce matin ? (en français !)

- Non.

- Dans le palais, il y a une exposition temporaire du maharaja Udai Singh Prakash, qui se termine aujourd’hui.

- Ah ! bien, où exactement ?

- Je vous montre.

Et voilà Rose et Raoul partis pour cinq minutes de marche, ils arrivent devant une petite porte au-dessus de laquelle est écrit “Ecole d’art”.

Ils se dérobent.

- Merci, maintenant nous savons où c’est, nous reviendrons, nous préférons continuer à marcher au soleil.

- Mais l’expo ferme à 15 h 30 ! ( il est 15 h 15)

Tant pis nous reviendrons demain.

- C’est le dernier jour !

Vaincus Rose et Raoul entrent et découvrent effectivement de nombreuses et belles miniatures mais aussi de nombreux comptoirs avec des calculettes posées dessus. Ni expo temporaire d’un maharaja qui n’existe pas, ni école d’art, il s’agit bel et bien d’un magasin destiné à la vente aux touristes. 15-0.

Ailleurs la technique d’accroche est beaucoup plus primitive et se limite à ” entrez, entrez, juste pour un coup d’oeil” suivie d’une énumération sans fin des produits du magasin, le commerçant n’hésitant pas pour cela à suivre sur plusieurs mètres les touristes qui s’éloignent de son échoppe. Comme dans la vieille ville les boutiques bordent les rues des deux côtés, le harcèlement est permanent. Et si Rose et Raoul font mine de s’intéresser à un objet, ils sont submergés par un flot de superlatifs et d’invites qui ont pour effet immédiat de les faire fuir.

De toute façon ce sont de très mauvais clients, obsédés qu’ils sont par le poids de leur sac à dos.

Pour l’égalité des femmes on demande un delai

26 janvier 2003

Udaipur, 26 janvier 2003

- Je hais les brahmanes (la caste supérieure) et les prêtres de toutes les religions.

Le professeur de sociologie à la retraite qui fait visiter à Rose et Raoul Piche des maisons traditionnelles des états de l’ouest de l’Inde, n’y va pas par quatre chemins.

- Gandhi voulait supprimer les castes, c’est un brahmane qui l’a assassiné. Quand Indira Gandhi a voulu en faire autant, elle a également été assassinée par un brahmane. Ravhi Gandhi, son fils, pareil. Ces gens, comme les prêtres, ne veulent qu’une chose : préserver leurs avantages.

Le vieil homme n’en démord pas et se plait à jouer la provocation. “Elle va me détester” dit-il, en fixant Rose du regard avant d’expliquer que dans les villages du Rajasthan l’homme n’a pas le droit d’aider la femme pour porter l’eau, ni pour faire la cuisine, la vaisselle ou pour s’occuper de la maison. La femme ne doit pas manger avant l’homme, elle couche sur une natte, parterre, alors que l’homme dort sur un lit. Lorsqu’elle a terminé son travail, la femme aide l’homme dans le sien. Jamais l’inverse.

Rose se prend à penser que sur certains points la différence n’est pas si grande avec des familles occidentales.

Raoul se tait.

Quant aux mariages arrangés ils représentent 90 % des mariages indiens, précise le vieux monsieur, ce qui explique les six pleines pages d’annonces du « Sunday Times of India » acheté par Raoul, le matin même. Les parents y cherchent le meilleur parti pour leur fils ou leur fille. Rédigées en anglais, ces annonces concernent l’élite diplômée du pays. Tout laisse à penser que l’épouse ne couchera pas par terre. En revanche pour ce qui est de la lessive…

Pourvu que les dieux ne s’en mêlent pas !

21 janvier 2003

Mont Abu, 21 janvier 2003

S’il est un domaine dans lequel Rose et Raoul Piche affichent un retard considérable sur les Indiens c’est bien celui du spirituel.

Au mont Abu où ils visitaient un des plus beau temple de marbre Jaïn d’Inde (de la dentelle de pierre) ils ont franchi un pas décisif en passant la porte de la “Brahma Kumaris World Spiritual University” (pas moins) où l’on enseigne la méditation Raja Yoga. Là, on leur a parlé de corps, d’âme, de “suprême”, de “détachement”, etc… Rose et Raoul ont également appris que le monsieur dont ils voyaient d’immenses portraits sur tous les murs avec des rayons de soleil sortant de sa tête et de ses oreilles n’était pas, “surtout pas !” un gourou mais seulement le fondateur du Raja Yoga. Qu’ils n’étaient pas dans un centre religieux mais spirituel où l’on ne vénère pas de dieu et où l’on ne se préoccupe que de l’âme. Pour autant, un ouvrage feuilleté sur place, Raoul a lu que le “Raja Yoga est le moyen d’accéder à la connaissance de dieu”. Bref, pour Rose et Raoul tout cela sentait l’arnaque religieuse destinée à manipuler des esprits en quête d’un peu de bonheur dans une vie qui n’en comprend guère.

Au sortir de la ‘”Université Kumaris” Raoul n’a pu s’empêcher d’évoquer avec Rose le contenu d’un article lu dans « l’Hindoustan » un quotidien du matin. Il y a appris que, la veille, à quelques kilomètres de là, des pèlerins venus faire leurs dévotions dans un temple situé au sommet d’une montagne avaient eu l’idée d’emprunter un téléphérique pour effectuer la descente. « Leurs prières ont été entendues, ironise Raoul,  puisque 3 minutes après le départ leur âme a quitté leur corps lorsque la cabine qui s’était détachée du câble s’est écrasée au sol». Les enfants ont été particulièrement bien servis par les divinités dans cette affaire qui a fait 7 morts et 30 blessés graves.

Rose et Raoul se demandent s’ils ne vont pas continuer à garder leurs distances avec le spirituel. D’autant que demain ils prennent un bus indien pour un trajet de 5 heures.

Pourvu que les dieux ne s’en mêlent pas !

En inde, il existe d’autres voies que la méditation

19 janvier 2003

Ahmedabad, 19 janvier 2003

A Ahmedabad Rose et Raoul Piche ont rencontré Gandhi.

Enfin, son esprit qui imprègne l’ashram où il a vécu et où un musée remémore ses idées et son oeuvre. On y rappelle que Gandhi formulait des vœux dont l’ensemble constitue une doctrine. Le plus connu porte sur l’usage de la non-violence pour obtenir l’indépendance de son pays. Mais il en est d’autres qui présumaient sans doute trop des vertus humaines.

Gandhi voulait un pays :

- sans caste (il a échoué)

- sans armée (il a échoué)

- tolérant à toutes les religions (il a échoué)

- sans violence (il a échoué).

Il estimait que la démocratie “ce ne sont pas 22 personnes dans une salle qui décident pour tous mais des décisions prises dans les villages”. Villages qui devaient gagner leur libération grâce à leur indépendance économique. Pour cela il prônait le développement d’industries villageoises (savon, papier, tannage, pressoir à huile, moulin, tissage…) chaque indien “devant se faire un point d’honneur d’utiliser les articles produits au village”.

C’est dans cette même ville d’Ahmedabad que les paroles de Gandhi ont trouvé, des dizaines d’années après sa mort, un écho remarquable suite à la création de la SEWA (Self Employed Women’s Association) une association de femmes pauvres qui travaillent seules à domicile ou dans les rues et s’organisent pour assurer leur indépendance économique.

Rose et Raoul se sont rendus au siège de la SEWA où on leur a communiqué nombre d’informations sur cette organisation très inspirée des préceptes de Gandhi et à laquelle on doit : la création d’une banque pour les pauvres (micro crédit), un système de protection sociale, un centre de formation, une coopérative, un syndicat, etc…

L’enjeu est d’importance lorsqu’on sait que 93% des travailleurs indiens sont des “self employed workers” et que ce “secteur informel” ainsi que le nomment les économistes, constitue une part essentielle de l’économie indienne.

Dans ce pays empreint de spiritualité, Raoul apprécie de savoir, que pour certains, la lutte pour la dignité et pour une vie meilleure suit d’autres voies que celle de la méditation et de la dévotion aux divinités. Cela le fait méditer un peu.

Creuser une montagne à la petite cuillère

16 janvier 2003

Aurangabad, 16 janvier 2003

Choisissez une petite montagne entièrement en basalte. De préférence à Ellora dans le Maharashtra. Munissez-vous d’un marteau et d’un burin. A l’aide de ces instruments creusez une tranchée en forme de “U” sur 80 m de long, 50 m de large et 33 m de profondeur. Au besoin faites-vous aider par quelques milliers de personnes courageuses. Evacuez les     200 000 tonnes de basalte que vous aurez ainsi excavées. Au milieu de votre “U”, il doit vous rester un énorme bloc de pierre d’un seul tenant, un monolithe de plusieurs dizaines de m de long, de 30 m de large et autant de haut. Toujours à l’aide de votre marteau et de votre burin creusez à l’intérieur de ce bloc : des salles, des couloirs, des colonnes, un pont couvert, des terrasses, des toits, bref un bâtiment doté des attributs d’un temple. Sculptez en abondance des bas-reliefs à l’extérieur comme à l’intérieur. Dans vos moments de liberté creusez une galerie couverte de 15 m de large sur la périphérie de votre “U”. Sculptez les scènes du Mahabharata sur les parois de cette galerie.

Une fois terminé, reculez de plusieurs pas pour contempler votre oeuvre : vous venez de réaliser le plus grand temple monolithique du monde. Si vous avez mis moins de 150 ans c’est que vous avez triché. Sinon baptisez votre oeuvre ” Temple du Kailasha”, dédiez-le à Shiva et demandez à l’Unesco de le classer au patrimoine mondial de l’humanité, il le mérite bien. Installez une guérite à l’entrée et faites visiter. Succès garanti.

Deux touristes cyniques

15 janvier 2003

Aurangabad, 15 janvier 2003

- Houla ! Il y a un unijambiste qui nous rattrape.

- Où ça ?

- Là-bas, sur le passage piétons.

- On devrait arriver de l’autre côté avant lui. Dis donc, il saute drôlement vite, c’est un unijambiste turbo.

- Et en plus il lui manque un bras !

- Oui mais pas du même côté, ça équilibre.

Comme d’habitude, face aux situations extrêmes, Raoul Piche choisit la dérision et le cynisme, sa façon à lui d’esquiver une situation trop dure.

Il ironise sur le cul de jatte qui se déplace à l’aide d’une sorte de skate board au raz du bitume et quémande entre les voitures en plein embouteillage, au risque évident de ne pas être vu et de se faire écraser : “il n’a plus grand chose à perdre !”.

Quant au double manchot qui se plante devant lui en silence (serait-il aussi muet ?) le regard tendu vers le sien avec intensité, il semble lui dire “et moi ? je ne t’inspire aucune pitié ?”. Il ne se rend pas compte que son handicap est trop fort pour Raoul. ” Comment pourrais-je lui donner une pièce, il n’a ni bras ni main”, pense fugacement Raoul avant de remarquer la boîte de conserve pendue au cou qui sert de sébille. Plus tard, lorsque Raoul parlera à Rose de ce mendiant, elle lui avouera “Je l’ai entr’aperçu, je n’ai pas pu le regarder”.

Face à la misère, chacun choisit sa fuite ou son combat. Mais n’est pas mère Teresa qui veut.

PS : Si en lisant ces lignes vous avez souri, vous ne valez pas mieux que Raoul. Rendez-vous en enfer.

En Suisse ou en Inde ?

13 janvier 2003

Bombay, 13 janvier 2003

Sans surprise, le voyage ne serait plus le voyage.

Arrivés samedi 11 janvier 2003 à Mumbai (Bombay), Rose et Raoul Piche ont été de surprises en surprises. Après avoir tant lu et tant entendu sur l’Inde, avant de partir, ils ne s’attendaient pas à :

- L’absence de foule dans les rues.

- Des véhicules disciplinés qui tiennent leur gauche et s’arrêtent aux feux rouges.

-  La grande plage du centre de Mumbai, une sorte de Copacabana régulièrement nettoyée, aussi déserte que celle du Touquet en novembre alors qu’il fait chaud et soleil en ce dimanche matin.

-  40 guichets informatisés à la gare Victoria qui servent plus de 100 clients en un quart d’heure avec une organisation et une rigueur quasi germanique.

-  Voir leur train pour Aurangabad s’ébranler à 6 heures 10 alors que l’heure prévue de départ est… 6 heures 10. Ni à ce qu’il arrive à Aurangabad 7h30 plus tard exactement à l’heure annoncée.

-  Une invitation inopinée dès le premier jour à un spectacle de danses … modernes.

De surprises en surprises, Rose et Raoul en viennent à se dire que leur voyage en Inde n’a sans doute pas encore vraiment commencé.

Bangkok-Paris, champagne et classe business à prix charter

31 mars 2002

Bangkok, Montpellier, 31 mars 2002.

Dring, dring, dring la sonnerie aigrelette du réveil retentit. Il est 6 heures du matin, Rose et Raoul Piche s’éveillent en grognant, ils s’apprêtent à effectuer l’ultime étape de leur voyage en Asie, de loin la plus pénible. Elle doit les conduire à Hong Kong, puis Abu Dhabi, enfin Paris et Montpellier. Taxi vers l’aéroport dans les rues de Bangkok déjà animées.

- Pourquoi voulez-vous prendre ce vol vers Hong Kong puisque c’est le même qui revient ici à 18h pour repartir vers Abu Dhabi ? Il vous suffisait de venir cet après midi.

Tête des Piche, encore ensommeillés, qui prennent lentement conscience qu’ils auraient pu passer une journée de plus, tranquillement, à Bangkok.

- Ben, on a des billets Bangkok-Hong Kong, Hong Kong -Abu Dhabi et Abu Dhabi-Paris, rien n’indique sur ces billets que le vol depuis Hong Kong n’est pas direct et revient à Bangkok, alors nous voilà ! répondent-ils penauds à l’agent de la compagnie Gulfair. Tant pis, on va aller à Hong Kong, on n’a rien d’autre à faire !

Décollage, cap plein est, vers la ville chinoise située à 1700 Km, dans la direction opposée à celle de Paris. Deux heures et demi plus tard, Rose et Raoul Piche traînent dans les boutiques de luxe de la zone duty free de l’aéroport de Hong Kong. Au vu des prix, ils ne se sentent pas vraiment des clients potentiels.

Trois heures plus tard, embarquement pour le vol retour vers Bangkok . Dans l’appareil, les hôtesses qui reconnaissent les Piche sont stupéfaites. « Vous ici ? comment cela se fait-il ? », Raoul explique. Elles semblent profondément désolées de cette erreur qui impose un détour inutile de 3400 Km et elles se mettent en quatre pour être agréables à Rose et à Raoul. Elles commencent par les installer en classe « business » dans des fauteuils larges, moelleux avec toute la place que l’on veut pour les jambes. Ensuite, elles viennent en catimini leur offrir une bouteille de champagne et une autre de grand vin. Puis ce sera un repas raffiné avec des couverts luxueux, des films à la demande sur des écrans vidéo individuels, etc. De retour à Bangkok, l’équipage qui débarque recommande les Piche à la nouvelle équipe d’hôtesses et de stewards. L’avion n’a pas encore décollé qu’ils se retrouvent avec des coupes de champagne en main et le bon traitement reprend jusqu’à Abu Dhabi.

- Crois-tu qu’ils en feraient autant s’ils savaient que nous payons royalement 1800 FF chacun pour ce vol retour ? demande Raoul à Rose, laquelle se contente de répondre par un sourire entendu.

Quarante heures après que le réveil ait retenti dans leur chambre de Bangkok, Rose et Raoul franchissent le seuil de leur maison où, bonheur, ils retrouvent là leurs fils, belle-fille, sœur, nièce et neveu avec lesquels ils ouvrent la bouteille de champagne pour déguster les sauterelles, les chenilles, les grillons, les larves et le magnifique cafard qu’ils avaient pris soin d’acheter la veille de leur départ (le champagne avec les grillons constitue, il est vrai, une hérésie. Le goût du grillon s’en ressent, un vin de soja aurait mieux convenu mais à défaut…) .

Des retrouvailles qui mettent un point d’orgue à 11 semaines de voyage : sept mille kilomètres parcourus en Thaïlande, au Cambodge et au Laos à dos d’éléphant (un peu), à vélo (un peu plus), à moto (encore plus), en tuk tuk, en sang-thews, en pick up, en voiture, en bus (beaucoup), en train (pas mal), sur radeau de bambou (parfois), en barque (à leurs risques et avec périls), en long tail ultra rapide, en vedette, en ferry, en avion. Soit 400 Km sur l’eau (et sous l’eau), 600 dans les airs et 6000 sur terre. Sans compter, naturellement, les 25000 km des voyages aller-retour depuis la France.

Pattaya, les mâles occidentaux et leurs gentilles infirmières

25 mars 2002

Pattaya, 25 mars 2002.

Pattaya est une ville merveilleuse. Miraculeuse serait sans doute un qualificatif plus approprié. Elle n’est pas sans rappeler Lourdes. On y croise de nombreux vieillards, gentiment, presque tendrement, tenus par la main par ce qui paraît être leur infirmière thaïlandaise. Des jeunes femmes dévouées qui les accompagnent partout où ils vont en s’attachant à les distraire. On rencontre également des plus jeunes hommes, tantôt gros, tantôt grands et malingres dont le visage traduit une excessive timidité. Eux aussi sont aimablement pris en charge par une aide thaï. Parfois, les jeunes hommes sont bien portants, ils débordent de vitalité et possèdent des cous, des bras et des jambes de taureaux. Leur vue évoque immédiatement celle des reproducteurs du concours général agricole de la foire de Paris. De toute évidence, eux, ne connaissent aucune déficience physique. Sans doute, l’attention dont ils sont l’objet de la part des soigneuses thaï résulte-t-elle d’une quelconque insuffisance cérébrale. Comme à Lourdes, tout ces malades viennent à Pattaya du monde entier. Enfin presque. Disons plutôt du monde occidental car tous sont blancs. On ne croise aucun malade asiatique. Ils doivent se soigner ailleurs.

Des Japonais y passent en coup de vent, par bus entiers, pour photographier l’animation de cette ville enthousiasmante. Les Russes, nombreux, y séjournent en famille avec femme et enfants. Probablement pour faire bénéficier ces derniers de l’esprit de charité qui imprègne ces lieux.

Lourdes a sa piscine miraculeuse, Pattaya possède sa mer miraculeuse. Elle est si sale, si polluée et si dangereuse avec les bateaux qui naviguent à pleine vitesse parmi les baigneurs que personne ne semble pouvoir en ressortir sans être couvert de pustules ou haché en rondelles. Eh! bien, non. Pattaya compte plusieurs centaines de miraculés chaque jour. Ceux qui ne le sont pas s’en aperçoivent, en général, après qu’ils aient quitté ces lieux saints. Une punition divine, en quelque sorte.

Alors qu’ils déambulaient, un soir, Raoul marchant plusieurs mètres en avant de Rose, celui-ci fut très gentiment sollicité par plusieurs infirmières thaï. Emu par tant de sollicitude, il s’en est ouvert à Rose qui l’a vexé en lui faisant remarquer qu’elles l’avaient simplement pris pour un vieux, ou pour un malade ou pour un taureau.

Chiang Maï, vitrine de tous les artisanats de Thaïlande

20 mars 2002

Chiang Mai, 20 mars 2002.

Après 1300 Km parcourus en voiture sur les routes et les pistes de montagne, après les hameaux de maisons, en bois ou en bambous, sur pilotis, aux toits de feuilles mortes, sans électricité ni eau potable, Rose et Raoul Piche ont retrouvé la “civilisation” à Chiang Mai. Non sans se rendre au préalable au “point le plus haut de Thaïlande”, le Doi Inthanon qui culmine à 2565 mètres. A une telle altitude, les autorités estiment nécessaire de prévenir les visiteurs qu’« à cause de la faible densité de l’air, il convient de monter les marches lentement et d’empêcher les enfants de courir ». Un thermomètre trône ostensiblement afin de montrer aux touristes qu’il fait froid: la preuve le mercure affiche 16 degrés! A Chiang Mai, à 50 Km de là, dans la vallée, au même instant la température atteint 36 degrés.

Chiang Mai, ville à taille humaine, aussi différente de Bangkok que peut l’être Montpellier de Paris, est la vitrine de tous les artisanats de Thaïlande. Aux centaines de magasins dans les rues, s’ajoutent les milliers d’échoppes du bazar de nuit et les kilomètres de boutiques qui bordent la route vers le village de Baw Sang. Tout est proposé, depuis les modestes ouvrages brodés jusqu’aux meubles en bois de rose ou en teck massifs en passant par l’orfèvrerie, les soieries simples ou luxueuses, les cotonnades, les céramiques, les antiquités, les tapis du Cashmere et naturellement tout l’attirail de bimbeloterie habituel et les copies de marques célèbres de montres, de sacs, d’habits etc.

Chiang Mai est un immense bazar où se retrouvent les touristes de la planète. On peut y manger allemand, italien, français mais aussi chinois et même thaï. Si on le veut. La vieille ville compte de nombreux temples dont un, exceptionnellement beau.

Tant qu’à revenir à la civilisation, Rose et Raoul se sont rendus à l’hypermarché “Carrefour” de Chiang Mai. Il s’agit d’un magasin semblable à ses cousins français si ce n’est que l’on n’y trouve aucun des produits proposés dans ces derniers hormis le “Picpoul de Pinet”, un vin blanc dont Rose raffole, qui coûte six fois son prix de France et un camembert national également en or massif. Le rayon du riz occupe plusieurs centaines de mètres carrés. Là, sont empilés des sacs de 25 kg contenant des grains d’une incroyable diversité.

Rose et Raoul se sont également intéressés à un programme immobilier qui offre des villas de 160 mètres carrés, avec terrain, pour l’équivalent de 270000 FF.

Chiang Mai connaît une vie nocturne semble-t-il assez intense. Bien que logeant à deux pas des rues chaudes, Rose et Raoul se sont contentés d’un spectacle de danses traditionnelles. Des danses tout en geste lents des bras et des jambes et surtout en mouvements déliés des mains et des doigts. Leur beauté tient plus à celle des danseuses et de leurs costumes qu’à la chorégraphie elle-même.

Des heures de descente pour 300 mètres de chute

18 mars 2002

Khun Yuan, 18 mars 2002.

Les routes de la région montagneuse au nord et à l’ouest de Chiang Mai enchaînent virages sur virages, montées après descentes. Non pas que le relief soit celui des Alpes, bien au contraire. Il est formé d’une infinité de monts entre 600 et 1600 mètres mais avec très peu de vallées et aucun plateau. Si bien qu’au pied de l’un de ces monts succède immédiatement la route vers le sommet du mont suivant, et ainsi de suite sur des centaines de kilomètres. Dans les parcs nationaux, rigoureusement protégés, la végétation est celle d’une forêt tropicale, dense, verte, avec des essences variées en fonction de l’altitude, notamment des pins. Sorti des parcs, la forêt subit les attaques des hommes dont la plus commune est le feu. Il est impossible de porter son regard sur le paysage sans apercevoir de la fumée. Des sous-bois calcinés sont visibles partout. Ces brûlis servent parfois à préparer la terre pour la culture mais le plus souvent ils sont destinés à éliminer l’épais tapis de feuilles mortes qui rend les déplacements sur ces pentes fort glissants pour les chasseurs, les trafiquants et les paysans. Evidemment, le feu détruit toute la végétation y compris les arbres et provoque à la saison des pluies une dramatique érosion des sols. Les autorités tentent d’endiguer cette pratique mais avec un insuccès patent. La densité des feux dans cette vaste étendue montagneuse est telle que partout le ciel est voilé, les fumées diffuses s’ajoutant à la brume de chaleur.

Rose et Raoul Piche ont apprécié au plus près la beauté du sous bois lors d’une longue marche vers les chutes de Mae Surin, les plus hautes de Thaïlande. Arrivés sur place, ils aperçoivent une pancarte où est inscrit “vers les chutes”. Sans hésiter, munis de leurs maillots de bain et des provisions pour le déjeuner, ils embouquent le sentier indiqué. Celui-ci, étroit et pentu est couvert d’un tapis de feuilles mortes qui rend la descente effectivement très glissante. Ils descendent, descendent, descendent toujours et pourtant, même en dressant bien l’oreille, ni l’un ni l’autre ne perçoit le moindre bruit d’eau. La marche continue. Rien, sinon d’incessantes glissades qui portent Rose et Raoul à une certaine indulgence vis à vis des incendiaires. P…… de feuilles. Pas un replat, de la déscente uniquement de la descente! Progressivement, un murmure d’eau vient d’en bas. Avec lui, l’espoir que la désescalade finisse, car à chaque mètre de dénivelé Rose et Raoul imaginent qu’au retour leur accumulation formera une épuisante montée. Enfin, le fond du fond est atteint dans un épais sous-bois où l’on entend tous les bruits de la forêt (oiseaux, insectes) et celui de l’eau du ruisseau qui devrait les conduire à la cascade. Ils remontent son cours. Le temps passe et toujours pas de chute. Ils marquent une halte avec baignade dans une eau si fraîche qu’elle engourdit les membres. La marche reprend. Ca y est ! on les entend, elles sont proches. Trois méchants rondins de bois jetés à travers la rivière restent à franchir et … victoire, une impressionnante falaise verticale de 300 mètres de haut apparaît soudain. L’eau qui s’élance d’en haut explose sur les rochers dans sa chute et offre à Rose et Raoul une brumisation et un spectacle qui les payent de leurs efforts.

La montée sur le chemin du retour sera volontairement lente. Rose et Raoul savent à quoi s’en tenir. A 16 h 30, ils retrouvent la pancarte “vers les chutes” qu’ils avaient croisée à 12 h. Raoul est alors pris d’une terrible intuition.

- Tu ne crois pas que là où nous n’avons pas voulu nous arrêter en arrivant, là où se trouve une pancarte “point de vue”, on pourrait apercevoir les chutes ? demande-t-il soudain à Rose.

- Il faut aller voir, ce serait un comble ! lui répond-elle

Ils remontent la route sur 200 mètres et, au lieu dit, ils découvrent un promontoire qui offre une superbe vue, d’en haut, sur les chutes.

- Un truc pour les feignants, grommelle Raoul, devenu subitement grincheux.

Les femmes « à long cou », un ethno tourisme qui dérange

17 mars 2002

Khun Yuam, 17 mars 2002.

La vieille dame, belle et digne, derrière son étal, désigne à Raoul une carte postale. La femme au long cou cerclé d’anneaux de cuivre qui y figure, c’est elle! Ses yeux brillent de fierté. Elle appartient à l’ethnie Padaung “à long cou” qui s’est réfugiée au nord de la Thaïlande pour échapper aux persécutions de birmans. A l’entrée des villages padaung les touristes doivent payer une somme relativement importante destinée à la communauté. En contre partie, ils peuvent librement déambuler et photographier les femmes “au long cou” ou celles “aux oreilles allongées” qui s’y soumettent volontiers. Une partie du village est réservée à cet accueil. Les femmes au long cou, devenues commerçantes, proposent des objets d’artisanat fabriqués ailleurs par d’autres ethnies.

Rose ne supporte pas cet ethno-tourisme” qui, dit-elle, consiste à venir voir des femmes transformées en objets, à la suite d’une atteinte à leur intégrité physique. On ne les considère pas pour ce qu’elles font, mais pour ce qu’elles sont devenues”.

Mêmes si ces femmes sourient et ne semblent pas malheureuses, même si elles affirment que le tourisme leur apporte des revenues très supérieurs aux leurs en Birmanie, Rose est convaincue que cet argent les enferme dans leur statut de “mutilées”. “Aurait-on imaginé, photographier les petits pieds déformés des chinoises, sans honte, sans révolte? On n’ôte pas 20 cm d’anneaux de cuivre, en fin de journée, comme certains le font avec une tenue de peau rouge revêtue pour complaire aux touristes. On les porte à vie.”

“La vraie générosité, ajoute Rose, serait d’empêcher ce tourisme et d’aider ces populations à abandonner de telles pratiques et à améliorer leurs conditions de vie.”

Un autre cas de conscience surgit le lendemain au grand marché hebdomadaire des vêtements et des articles de bazar de Khun Yuam. Toutes les ethnies alentour se retrouvent là pour des emplettes exceptionnelles. Rose aperçoit une vieille femme, très pauvre qui va pieds nus parmi les étals, vêtue d’habits traditionnels sales et usés qui soulignent sa condition extrême.

La photographier? Comment? En se plantant devant-elle? En le lui demandant? Et que va-t-elle penser? Qu’on la photographie parce qu’elle est belle ou parce qu’elle sue la misère? La questionner, ne revient-il pas à lui imposer une inutile blessure supplémentaire? Il n’y aura pas de photo de la vieille dame.

Sur la route de l’opium, ça gîte un max

16 mars 2002

Mae Hong Song, 16 mars 2002.

Rose et Raoul Piche ont trouvé la route de l’opium. Elle va de Mae Paeng, un village proche de Pai au nord ouest de Chiang Mai, jusqu’aux chutes d’eau du même nom. Sur ce petit bout de route, chaque paysanne mime le geste de fumer en interrogeant Rose et Raoul du regard. Lorsque Raoul arrête la voiture pour regarder la carte, une femme surgit “smoke? smoke?”. A vrai dire, si sur ce trajet l’offre est pléthorique, elle existe dans de nombreux villages alentours. Dans l’un d’eux, Rose a surpris du regard une assemblée d’homme, couchés, fumant de l’opium. Néanmoins, il semble que cette drogue fasse moins de ravages parmi les jeunes thaïs que celles en pilules. Raoul ayant renoncé au tabac depuis belle lurette n’a pas voulu céder au romantisme du voyageur fumeur d’opium. Rose estimant que “l’aventure, c’est l’aventure” reconnaît qu’elle aurait bien essayé, pourtant elle n’a pas osé.

Depuis quelques jours, Rose et Raoul Piche effectuent un voyage dans le voyage. Ils ont loué une sorte de petite Jeep 4X4 (Suzuki Carribean) avec laquelle ils parcourent les montagnes au nord et à l’ouest de Chiang Mai. Une boucle d’environ 1300 km qui les amène de temps à autres sur des pistes invraisemblables. Ils croyaient avoir vécu le pire au Cambodge en matière de voies de communication. Erreur. Les montagnes thaïlandaises recèlent des trésors dans ce domaine. A plusieurs reprises, ils se sont trouvés face à des montées si pentues et si chaotiques qu’il paraissait impossible que leur véhicule les escalade. Et pourtant, les quatre roues motrices du Suzuki semblent scotcher la voiture au sol comme s’il était pourvu de chenillettes et il monte, monte, monte. Rose est verte, Raoul tendu.

- Tu voulais être sur terre et ne plus voyager sur un bateau qui gîte, non ?

- Oui, mais tu trouves moyen de faire gîter la voiture !

Raoul acquiesce, certes de temps en temps ça gîte, ça secoue fort, mais quels paysages! quels panoramas! quelle solitude! et quel plaisir d’arriver dans un village Shan, Karen, Lisu et autres. Rose et Raoul découvrent que ces minorités ethniques ne portent pas leur costume traditionnel uniquement pour plaire aux touristes des marchés de Chiang Mai. Ils s’en revêtent chez eux, sur le flanc des montagnes dans leur hameaux si pauvres. Leur accueil est plutôt distant. Les sourires sont rares au contraire des thaïs, des cambodgiens sans parler des laotiens ces “méridionaux” d’Indochine. Les touristes ici ne sont guère nombreux. Une heure et demie pour parcourir 15 km d’ornières décourage les tours opérateurs.

La région est riche en rivières, en chutes d’eau et en grottes. Tous les jours, vers midi, Rose et Raoul se baignent dans ces eaux à 24 degrés environnés de splendides papillons. La sensation de froid qui les saisit au début, le cède rapidement à une agréable fraîcheur. Aujourd’hui, ils ont parcouru une immense grotte traversée par une rivière souterraine à bord d’un radeau de bambous, éclairés par une lampe à gaz. Au débouché, des nuées de chauves souris tournoyaient sans jamais s’exposer à la pleine lumière. A l’inverse, une myriade d’oiseaux voletait à la frontière de la grotte sans y pénétrer vraiment.

En fin de journée, après une navigation qui n’a rien à envier à celle d’un voilier par temps frais, Rose et Raoul se détendent avec une bière thaï (Chang beer). Parfois Raoul abuse et double la dose. Alors ses paroles trébuchent, son esprit s’embrume et sa détente devient extrême. Comme s’il venait de fumer cette pipe offerte dans la matinée et qu’à coup sur il a eu raison de refuser. Si deux bières lui suffisent…

Commerce de rubis bruts à la frontière Birmane

8 mars 2002

Mae Sai, 8 mars 2002.

L’œil expert et la main agile, la femme sépare les bons rubis des moins bons, placés en tas sur sa table. Dans ce quartier de Mae Sai, elles sont des dizaines, comme elle, qui mettront un mois pour trier leur tas de pierres brutes, rouge violacé. Les hommes, eux, achètent et vendent. Venus de la Birmanie toute proche (la frontière passe à 200 mètres) les rubis les plus gros sont longuement examinés par les acheteurs. Ils s’aident pour cela d’une lampe spéciale dont le rayon lumineux révèle, en les traversant, la structure et la couleur

de chaque pierre.

Un vieux monsieur prend Rose sous son aile protectrice et lui explique :

- Les pierres extraites de Birmanie sont envoyées à Chanbury, au sud de la Thaïlande, où elles sont cuites, puis découpées avant d’être taillées puis polies.

- Quelle est leur valeur ? interroge Rose.

- Celle-ci 110000 Bahts (2900 euros), celle-la 10000. Des différences dues aux impuretés et à la couleur de la pierre, répond le vieux monsieur.

Plusieurs vendeurs proposent à Rose des pierres fort chères.

- Prenez garde, prévient le vieux monsieur, il est facile de se faire rouler.

- Je suis prête à en acheter quelques unes mais uniquement comme souvenir, lui précise Rose.

Un homme lui présente deux rubis bruts à bas prix. Pour Rose, le risque est minime. Elle ajoute 10 carats de petits rubis pour faire bonne mesure et s’avoue satisfaite. “Ouf, pense Raoul. Heureusement qu’elle se contente de pierres brutes”.

Le lendemain, il devra déchanter.

Un tour à moto les conduit dans un grand centre de production artisanale de vêtements, de tapis et de céramiques. On les laisse libres de visiter seuls tous les ateliers. Ils découvrent la technique de fabrication des tapis à l’aide de “Tufting gun”. Des perceuses portatives transformées en sorte de machine à coudre qui couvrent la trame d’un tapis avec des brins de laine coupés, à une vitesse stupéfiante. Leur mobilité permet de réaliser les motifs les plus complexes. Rose qui a commencé un tapis de laine il y a 30 ans, et l’a mis au placard il y a 29, parle de le ressortir, à condition que Raoul trouve le Suphasit Tufting gun ST 2010 fabriqué en Thaïlande! En attendant, elle craque pour un superbe pantalon qu’elle paye rubis sur l’ongle… beaucoup plus cher que les rubis de la veille.

Ce centre artisanal est soutenu par les Nations Unies et l’Etat thaïlandais dans le cadre du programme de reconversion des paysans du triangle d’or afin qu’ils abandonnent la culture du pavot tout en s’assurant un niveau de revenus correct. Le café, les plantes ornementales, l’artisanat de luxe ont presque entièrement remplacé la production de pavot dans ce lieu mythique où les frontières du Laos, de la Birmanie et de la Thaïlande se rejoignent.

La route que suivent Rose et Raoul se poursuit sur les pentes du Mont Doi Tung où la mère de l’actuel roi de Thaïlande a fait construire une superbe villa. Un trop long séjour en Suisse l’ayant contaminée, la demeure royale ressemble à un chalet en bois comme on en voit tant dans ce pays, si éloigné à tous points de vue de ceux d’Asie. Autour, ce ne sont que parterres et massifs de fleurs des régions tempérées auxquelles s’ajoutent celles des zones tropicales. Une symphonie de couleur, de verdure et d’arbres d’essences les plus diverses. Rose n’en croit pas ses yeux et nomme les fleurs une à une à Raoul qui, de lui même, ne saurait distinguer une pâquerette d’un coquelicot : impatiences, roses, dahlias, gueules de loup, géraniums, violettes, sauges, bégonias, pensées, le disputent aux orchidées, aux anthuriums et autres merveilles tropicales. Ce mont a reçu l’appellation de Suisse Thaïlandaise. La température y est plus fraîche que dans la vallée. Aussi, Rose et Raoul se vêtissent pour ne pas prendre froid. Sinon, ils risquent de recourir, dans quelques jours, à une autre spécialité suisse, les médicaments, dont la production en ces lieux est plus rare que celle du papaver somniferum.

La remontée du Mékong en bateau-fusée, 300 Km de frayeurs

5 mars 2002

Louang Prabang, Houaxay, 5 mars 2002.

A l’approche du quai d’embarquement des bateaux rapides Rose et Raoul Piche sont saisis par le bruit sur-aigu de moteurs à échappement libre tournant à plein régime. L’ambiance sonore est celle d’un circuit de compétition automobile. Ils sont attendus là, pour remonter le Mékong sur 300 Km jusqu’a Houaxay à la frontière Thaïlandaise. Les pilotes préparent leurs engins et les essayent. Il s’agit de barques à fond plat et bords verticaux, longues de 7 mètres, larges d’un mètre, d’un tirant d’eau de 20 centimètres et autant de franc bord. A l’arrière, un puissant moteur, sur un axe vertical est prolongé par un arbre d’hélice de trois mètres, presque horizontal. Le pilote oriente la trajectoire du bateau en faisant tourner cet ensemble sur son axe.

Rose et Raoul embarquent en même temps que quatre jeunes japonaises. Ils s’insinuent, très péniblement, dans le minuscule espace qui sépare leur dossier de bois de celui situé devant eux et s’assoient à même le fond de la barque sur un petit coussin de mousse. Raoul regrette d’être né avec de longues jambes mais se félicite d’avoir épousé la fluette Rose. Depuis qu’un pilote de bateau rapide a tué un de ses passagers thaï dans un accident, la police a rendu obligatoire le port du casque et du gilet de sauvetage. Si bien que, vu du bord de l’eau, l’allure de cet étrange équipage est celle de six joueurs de football américain, casqués, carrés d’épaule, assis dans une caisse à savon au ras de l’eau, avec dans leur dos un moteur de fusée.

Le pilote met les gaz. Instantanément le très court tuyau d’échappement crache sa montagne de décibels, des gerbes d’eau jaillissent sur les bords de l’embarcation, les passagers sont plaqués aux dossiers, le bateau déjauge et en quelques secondes il atteint sa vitesse de croisière, 36 nœuds (65 Km/h)! Les veines de courant et les tourbillons, nombreux, franchis à pleine vitesse transmettent au bateau des vibrations amorties, très supportables. Rose et Raoul ont pris soin de boucher leurs oreilles avec des boules Quiés ce qui ramène le bruit à un niveau acceptable. Restent le froid dû à la vitesse et à la température de l’air du petit matin mais surtout l’absolue exiguïté de l’espace.

A fond la caisse (à savon) la barque glisse au milieu d’un paysage de rochers et de plages de sable aussi blanc et aussi fin que celui de Camargue. Un paysage de mer bien plus que de fleuve. Les rochers sont partout, sur les rives et au milieu du cours d’eau, tantôt émergeant de plusieurs mètres, tantôt à fleur d’eau… tantôt à quelques centimètres sous l’eau marron. Ce sont ces derniers qui pendant longtemps inquiéteront Raoul. “Quelle folie d’aller à cette vitesse sur un plan d’eau parsemé d’écueils invisibles!” pense-t-il. Il se rassure un peu en constatant qu’il existe un balisage empirique constitué de bambous fixés aux rochers et portant à leur extrémité des bouteilles en plastique blanc. En pleine eau, ce sont des alignements de bouteilles et de bidons d’huile qui remplissent le même office. “Quid si une bouteille se détache?” s’interroge Raoul qui s’efforce de chasser cette pensée de son esprit. Et le bateau file, file, file. Parfois, un mur de rochers barre la largeur du fleuve, sans ralentir, le pilote emprunte un étroit passage entre deux d’entre eux. Raoul frémit. Les vibrations du bateau et la position assise, les genoux sous le menton, lui font regretter la grande théière ingurgitée avant le départ. “Ont-ils prévu un arrêt pipi ?” se demande-t-il. Oui! une halte intervient après une heure et demie, pour effectuer le plein d’essence. Et ça repart, les décibels envahissent à nouveau la vallée du Mékong et la caisse à savon reprend son invraisemblable glissade. Le paysage change constamment bien que toujours composé de rochers, de sable et, plus haut, d’une végétation tropicale qui couvre les monts environnants. Quelques rares pêcheurs lancent, ça et là, un épervier depuis la berge. Peu de villages, peu de trafic. Un quasi désert. Magnifique. Au premier tiers du trajet un bateau de charge fracassé sur les rochers est découpé au chalumeau. Plus loin, Rose et Raoul aperçoivent une barque qui vient de couler et que l’on renfloue. Souvenir, souvenir. Ils sourient. Ce qui n’est pas le cas du commerçant qui a perdu sa marchandise et qu’ils rencontrent à la halte suivante.

A mi parcours, à Pakbeng, la barque accoste à une maison flottante : une maison epicerie-restaurant-poste de police-station service qui évoque un relais de poste au temps des diligences. Des dizaines de bateaux rapides y sont amarrés. La maison dispose de toilettes publiques, le Mékong se chargeant de l’évacuation. A côté de ces toilettes, la cuisine. Une femme qui travaille là, plonge un seau dans le Mékong afin de remplir une bassine dans laquelle elle lave la vaisselle. Rose et Raoul observent la scène en se félicitant d’avoir acheté à manger avant le départ…

Après deux heures de repos et un changement de bateau, ça repart. Installation au chausse pied, casques, gilets, décibels, vibrations. Mais désormais, à cette heure de la journée, la température est parfaite. En outre, l’habitude venant, Raoul se laisse à penser qu’après tout ils ne doivent pas tuer des passagers tous les jours et il jouit plus sereinement de l’extraordinaire paysage qui défile. Rose, confiante depuis le début, continue à profiter pleinement du spectacle.

Après six heures de navigation (hors arrêts), la barque aborde un maigre amas de bambous qui forme le quai d’arrivée de Houaxay. Avec leurs lourds sacs sur le dos, Rose et Raoul escaladent la berge et rejoignent le poste frontière. La Thaïlande est sur la rive opposée. Ils prennent à nouveau un bateau. Mais, cette fois-ci, ils se contentent de traverser le fleuve dans sa largeur, aussi paisiblement qu’avec le ferry-boat on passe d’une rive à l’autre du vieux port.

La digne mendicité des moines de Louang Prabang

4 mars 2002

Louang Prabang, 4 mars 2002

Crânes rasés, épaule dénudée, pieds nus, drapés dans leur robe safran, les moines, par dizaine, avancent sans bruit en file indienne, leur bol d’offrande sur la hanche. Le long du trottoir, hommes et femmes sont agenouillés les uns à côté des autres, chacun sur sa natte avec près d’eux les nourritures qu’ils destinent aux moines. Le moine en tête de file arrive à la hauteur de la première personne, le regard au loin, il marque un bref arrêt et soulève le couvercle de son bol d’offrande comme si de rien n’était. La personne y dépose un petite poignée de riz cuit. Le moine s’avance devant la seconde personne, la scène se reproduit et la file indienne progresse ainsi d’un cran à chaque fois. Des femmes, plus riches, offrent des gâteaux et du chocolat sous emballage.

Raoul, qui s’est placé dans les rangs des donateurs a du mal à suivre le rythme. Son riz cuit est enveloppé dans des feuilles de bananier qu’il a placé sur un muret derrière lui : se retourner, ouvrir la feuille de bananier, détacher une pincée de riz, revenir face au moine, déposer le riz dans le bol, se retourner pour le moine suivant et recommencer. Raoul laisse passer quelque moines comme Charlie Chaplin quelques boulons sur sa chaîne de montage dans les “Temps modernes”.

Rose qui s’est fermement opposée à faire partie des donateurs, photographie la scène et rit goguenarde de la gaucherie de Raoul bouddhiste.

- On aura tout vu, ne peut-elle s’empêcher de lui lancer.

En un quart d’heure l’affaire est expédiée. Les moines s’en vont rejoindre leurs temples respectifs, nombreux à Louang Prabang ancienne capitale du Laos.

Il est 6h30 du matin, Rose et Raoul s’en vont quémander un petit déjeuner au restaurant d’en face, très dignes, le regard fixé sur le lointain. Le tenancier les fera quand même payer.

Rivière, grottes, montagnes et couché de soleil au paradis

26 février 2002

Vang Vieng, 26 février 2002.

Jambes écartées, pieds au raz du sol, Raoul Piche s’efforce de conserver à la moto qui avance au pas, une trajectoire parfaitement rectiligne. Il n’a pas droit à l’erreur. Le petit pont de bois qu’il tente de franchir ne dépasse pas un mètre de large. S’il perd l’équilibre du côté sans protection, la moto ira directement dans la rivière Nam Song, un mètre vingt en contrebas, avec lui dessus. S’il perd l’équilibre du côté de la main courante en bambou, dieu seul sait quel sera l’enchaînement des événements. Très tendu, Raoul parvient au milieu du pont ou se trouve le “péage” (1000 Kips pour les piétons, 3000 pour les motos, une misère, mais tout de même il faut payer). Rose Piche paye et lui poursuit son exercice d’équilibre sur les étroites planches de bois. Les 50 mètres de pont franchis, un second puis un troisième se présentent à lui avant qu’il ne parvienne à la rive opposée. La piste vers le village que Rose et Raoul veulent atteindre s’offre à eux. Tout au long du chemin les enfants les saluent d’un retentissant “sabadee!” auquel Rose et Raoul répondent par un tout aussi sonore “sabadee!”, trop heureux de rencontrer des gamins qui ne considèrent pas “hello” comme le signe universel de salutation. Rose fait observer à Raoul que les maisons dans les villages sont celles des trois petits cochons : maisons de paille, de bois et de briques. Le fait est que les cochons petits et grands sont nombreux dans les ruelles. Une race de cochons constructeurs.

En route, Rose et Raoul marquent une halte pour visiter une grotte, sans grand intérêt. En revanche, le site où elle se trouve relève du paradis. Une rivière aux eaux claires coule là, enjambée par un étroit pont couvert, en bois. Au pied du pont un grand trou d’eau forme une piscine naturelle, turquoise. Les poissons y nagent nombreux. En les regardant, Rose et Raoul réalisent qu’ils n’ont pas vu un cours d’eau avec des poissons aussi abondants et libres depuis des lustres. Un tel spectacle ne se conçoit plus que dans des bassins artificiels. Un arbre de grande hauteur qui sert manifestement de plongeoir aux audacieux, domine la vasque d’eau.

Raoul enfile son maillot de bain et plonge, suivi par Rose. L’impression de fraîcheur au premier contact se dissipe rapidement, l’eau doit être à 24 degrés comme mesurée lors d’un bain précédent avec Thierry, Etienne et Martine.

A nouveau sur la piste, Rose et Raoul atteignent un autre cours d’eau qu’il faut franchir à gué. Le niveau est bas mais tout de même… l’engagement signé par Raoul auprès du loueur de rembourser la moto 2500 dollars en cas de dégâts ou de perte le dissuade d’essayer. Les tracteurs taxi n’ont pas de tels scrupules et s’y engagent hardiment. Un tracteur taxi est une sorte de gros motoculteur démuni de ses outils aratoires, avec deux roues motrices, un guidon rallongé de près de 2,5 mètres et une remorque dans laquelle on charge passagers et marchandises. Le conducteur assis sur un siège au devant de la remorque, tient le guidon comme les rennes d’une carriole hippomobile. Le tout se déplace, d’ailleurs, à la vitesse d’un cheval au pas.

De retour à Vang Vieng, Raoul recommence son exercice d’équilibriste et franchit en sens inverse les trois ponts successifs. Par une nouvelle piste, Rose et Raoul se dirigent vers la grotte de Lusy où ils sont accueillis par un guide qui leur fournit deux lumières alimentées par des batteries de moto. Car la grotte ne comporte aucun aménagement. Ebahis, Rose et Raoul passent de salle en salle riches en stalagmites et en stalactites de toutes formes et de toutes tailles, avec l’impression d’en être les découvreurs. La voûte parfois très basse s’élève tout à coup à des hauteurs de cathédrales. Lorsqu’on éteint les lampes, le noir est absolu, impressionnant. Claustrophobes s’abstenir. Raoul se prend à penser qu’une panne de lumière rendrait totalement impossible le retour vers la sortie. Après vingt minutes d’un tel enchaînement de salles, le guide annonce précisément le retour. Mais Rose et Raoul ont vu qu’il y avait encore une salle et le disent au guide.

- Oui, on pourrait continuer, leur répond ce dernier, la grotte se poursuit ainsi sur trois kilomètres. Mais il faut compter 4 heures à l’aller et autant au retour. Cette marche doit se préparer.

Refroidis, Rose et Raoul acceptent sans rechigner de ne pas aller plus avant et de retrouver la lumière naturelle.

De retour, à nouveau, à Vang Vieng le coucher du soleil leur offre un spectacle rare. Devant eux, les rizières, les cocotiers, les bananiers et au loin, en arrière plan, une dentelle de massifs aux parois verticales recouvertes de végétation qui rappelle la baie d’Halong. Le soleil choisit de disparaître en tangentant l’une des parois verticales ajoutant à ce fabuleux paysage une note de magie. Autour de Rose et de Raoul une dizaine de personnes, assises à même le sol, contemplent également le spectacle. On les sent prêtes à applaudir tant de beauté. Mais personne n’ose. Il faut être un peu sauvage pour saluer le soleil. Or, il n’y a là que des gens civilisés. Des gens dont la vie, pourtant, ne tient parfois qu’à la lumière électrique d’une batterie de moto.

Elections, ni démocratique, ni populaire en République Démocratique et Populaire du Laos

24 février 2002

Vientiane, 24 février 2002.

- Ne restez pas là. Dehors !

- Pourquoi ? Nous voulons seulement voir les gens voter, réplique Raoul tandis que le militaire le pousse gentiment vers la sortie du temple qui, ce jour là, sert de bureau de vote pour les élections législatives laotiennes.

Teigneux, Raoul insiste :

- Mais la démocratie, c’est le vote en public ! Et votre pays est bien une démocratie non? Ne se nomme-t-il pas “République Démocratique et Populaire du Laos” ?

- Dehors !

- Allez, viens, on va essayer ailleurs, lance Rose à Raoul, inquiète de voir les regards de tous les militaires tournés vers eux,  comme le sont également les armes posées sur leurs genoux.

Rose et Raoul enfourchent leurs bicyclettes et partent au hasard des rues de Vientiane, complètement endormies en ce dimanche d’élection nationale. Un temple se présente. Raoul n’hésite pas, il entre. Le militaire de faction n’hésite pas non plus :

- Stop ! On n’entre pas.

- Mais pourquoi …

- On n’entre pas !

Raoul cherche autour de lui quelqu’un qui pourrait servir d’interprète. Il jette son dévolu sur un jeune homme qui parle anglais.

- Pouvez-vous demander à ce militaire pourquoi on ne peut pas assister au vote ?

Le malheureux jeune homme se sent pris en otage et marmonne la question en lao à l’adresse du militaire tout en baissant les yeux, très gêné.

La réponse du militaire est brève.

- Ce n’est pas possible d’entrer, traduit le jeune homme qui tourne les talons.

Surgi de nulle part, une homme intervient dans un anglais parfait et avec l’assurance d’un homme du parti :

- Qu’y a-t-il ? Que voulez vous ?

- Nous voudrions assister au vote.

- Ce n’est pas possible en ce moment. Le bureau fait la pause déjeuner. Revenez cet après midi.

- A quelle heure ?

- A partir de 14 h.

A 15 h. Rose et Raoul reprennent le chemin du premier temple. Ils entrent, trop tard, le vote est clos. Ils ont juste le temps d’apercevoir des militaires qui décomptent les voix de chacun des 18 candidats du « Parti Révolutionnaire du Peuple Lao » quand tout à coup…

- Dehors !

Le militaire de ce matin !

Cette fois-ci Rose et Raoul n’insistent pas et ils pédalent jusqu’au second temple.

- Dehors !

Là non plus, en dépit de la promesse du matin, ils ne sont pas les bienvenus. Ils parviennent cependant à se coller derrière les barreaux des fenêtres et à observer le décompte qu’accomplissent scrupuleusement quatre militaires d’un côté de la salle et trois jeunes du “mouvement des jeunesses Laotiennes” de l’autre. Pas l’ombre d’un citoyen autour d’eux. Et personne, non plus autour du bureau de vote, hormis Rose et Raoul. Par 34 degrés à l’ombre, les élections législatives laissent de glace le peuple lao.

Dans la soirée, Rose et Raoul lient conversation avec un vieux monsieur qui parle français. Au bout d’un moment, Raoul l’interroge :

- Vous avez voté aujourd’hui ?

Très chaleureux jusqu’alors, l’homme, sans répondre, lance à Raoul un regard qui vaut 10 éditoriaux. D’opposition. Un regard qui semble reprocher sévèrement à Raoul d’ignorer que lorsqu’un pays accole les mots “démocratie” et “populaire” dans son nom, c’est bien parce que son régime n’est ni démocratique, ni populaire. Alors les élections…

Au cours de cette journée, Raoul avait tout fait pour qu’on lui prouve le contraire. Las, l’ensemble des personnes rencontrées avait mis beaucoup d’application à lui démontrer que le vieux monsieur avait raison.

Internet, sms, voip les communications depuis le bout du monde

22 février 2002

Vientiane (Laos), 22 février 2002.

La paysanne lao serre dans ses mains habituées à des outils plus rudes la fine tige du micro relié à l’ordinateur. Elle parle d’une voix mal assurée, le regard fixé sur l’écran où apparaît l’image d’un clavier de téléphone. Une voix lui répond au travers des hauts-parleurs qui encadrent l’appareil. Dans ce petit stand de 2 mètres sur un, au fin fond du marché de Vientiane, elle téléphone. Tout le monde peut suivre la conversation. Rose et Raoul observent la scène certains de ne commettre aucune indiscrétion vu leur niveau en Kmer. Ce faisant, la paysanne utilise le dernier cri de la technologie en matière de communication à faible coût : la téléphonie via Internet (voip, voice over internet protocol) dont Raoul, dans une vie antérieure, a suivi les premiers pas. Au Cambodge, la même technique est si largement proposée dans les échoppes et au long des rues, que le gouvernement vient d’annoncer leur interdiction prochaine : le manque à gagner pour l’opérateur national serait trop important. Les usagers les plus aisés viendront grossir les rangs des possesseurs de téléphones mobiles, le territoire étant parfaitement couvert. Rose profite de cette remarquable infrastructure pour envoyer en rafale de courts messages en mode texte à ses enfants “nous déjeunons sur la plage en bordure de la mer de Siam, tout va bien (comment cela pourrait-il aller mal?), “nous sommes à Angkor Thom, plus rien ne tient debout, c’est superbe”, “nous avons fait naufrage dans une rivière, la honte pour des marins!”, “nous buvons une bière sur la rive d’un Mékong presque à sec, à Vientiane, face au soleil couchant”,  etc,  etc.

Quant aux cybercafés ils ont poussé comme des champignons aussi bien en Thaïlande, qu’au Cambodge, au Laos et au Vietnam. Raoul en profite pour envoyer à ses amis des instantanés de son voyage qu’il rédige à ses moments perdus sur un cahier d’écolier.

Cette facilité de communication le conduit à se remémorer, non sans nostalgie, d’autres voyages effectués dans le passé, avec Rose, au cours desquels les liens avec la famille et les amis étaient autrement difficiles à établir. Depuis le “Echo Lima Zéro Maritime Mobile”, pirate, des ondes courtes, en passant par le “Mickey Mouse 06 Maritime Mobile” de la CB ping pong, jusqu’à la lettre collective photocopiée puis dispatchée par Nicole (merci Nicole!) que de changements! Et que dire de l’époque ou seules les lettres acheminées par bateau maintenaient le lien avec la famille et les amis : six mois aller, six mois retour. A défaut de spontanéité, cela donnait le temps de la réflexion.

Particules nullement élémentaires et œil bouffi

21 février 2002

Phnom Penh, 21 février 2002.

Il arrive que l’on se réveille avec les yeux bouffis. Rose, elle, a choisi de n’avoir de bouffi qu’un seul oeil. Mais si bouffi qu’il en reste fermé. En forçant un peu, elle arrive à montrer à Raoul une fente d’œil qui fait assez pays mais dégrade sérieusement son visage d’ordinaire avenant. A dire vrai, elle est affreuse. “Conjonctivite due à la poussière” diagnostique un homme de l’art. Il faut dire que depuis plusieurs jours, Rose, Raoul et leurs amis regagnent leur hôtel après un assez long trajet en moto taxi, enrobés dans une épaisse poussière qui ne se dissipe jamais. A l’arrivée, les cheveux blancs de Raoul ont une superbe couleur ocre, et tous, une seconde peau qui résiste au premier lavage.

- Y a pas d’eau !!!

Ce cri, jailli des douches, annonce la catastrophe au soir du quatrième jour. Alors que chacun est sous la douche pour attaquer sa carapace de crasse, le robinet se contente d’émettre un psschiit sonore mais d’eau, point. Après le naufrage collectif, le petit groupe affronte l’insupportable sècheresse crapoteuse. Un dénouement heureux interviendra tard dans la soirée mais Rose en sortira irrémédiablement bouffie au petit matin.

Il est remarquable de noter qu’en dépit de cette atmosphère lourdement chargée en particules, nullement élémentaires, Raoul arpente les rues avec des mocassins plus reluisant qu’en France. Coquetterie? Non, pression des enfants des rues qui se précipitent les uns après les autres sur ses chaussures. Des vraies chaussures noires dans un monde de (va) nus-pieds incirables. Raoul refuse, une fois, deux fois, puis cède une fois, deux fois, et constate avec peine qu’un malheureux billet de mille riels (2FF) suffit à amener un profond sourire de gratitude sur le visage de l’enfant qui le reçoit comme si une telle “somme” dépassait son espérance.

Un sourire pour les enfants de la décharge de Phnom Penh

17 février 2002

Phnom Penh, 17 février 2002.

ça pue, c’est repoussant, c’est répugnant comme le sont toutes les décharges publiques au monde. Mais, à cela, la décharge de Phnom Penh ajoute le spectacle de la plus effroyable détresse humaine : une armée d’adultes et d’enfants, dont certains ont moins de 10 ans, fouillent dans les détritus “fraîchement” versés puis étalés en couches par un énorme bulldozer. Ils en retirent qui des cannettes d’aluminium, qui des morceaux de tissus, qui de la ferraille, qui des plastiques dont ils remplissent de grands sacs qu’ils traînent avec eux. Ils revendent le produit de leur collecte d’une journée pour environ un euro. Tous les jours, dès que le soleil se lève, ils sont là dans les immondices, où, en même temps que leur pauvre marchandise, ils attrapent toutes les maladies que l’on peut imaginer en un tel lieu. Leurs maisons ? Des cabanes de misère installées en bordure de la décharge, si près qu’elles sont presque dessus.

Révoltés par ce sommet d’inhumanité, un couple de Français a créé en 1993 une association pour venir en aide aux enfants de la décharge de Phnom Penh, ils l’ont nommée “Pour un sourire d’enfant”. Rose, Raoul et leurs amis séjournent dans l’hôtel d’application de cette association. Le contraste avec la décharge est total : des bâtiments en dur, propres, nombreux, accueillent 600 enfants, à partir de 13 ans, qui vivent avec de sérieuses règles d’hygiène et suivent une formation de rattrapage scolaire en même temps qu’ils étudient l’anglais et le français. Des cours de formation professionnelle sont également dispensés (hôtellerie, mécanique, secrétariat, …) afin qu’ils trouvent un emploi qualifié correctement payé. Dès le premier contact avec ce centre, Rose, Raoul et leurs amis ont été frappés par la qualité de son organisation, le sérieux qui préside à son fonctionnement, bref par le professionnalisme des personnes qui y travaillent. Quant aux enfants du centre, ils étudient avec application, ils jouent, ils rient, ils sourient comme tous les enfants du monde. Comme si la décharge à un kilomètre de là n’existait pas, comme s’ils l’avaient enfouie dans leur esprit comme on enfouit les immondices. Comme si…

Naufragés par 103° 22′ de longitude « est » et 13° 17′ de latitude « nord »

12 février 2002

Siem Reap, Battambang 12 février 2002.

Dire qu’il flottait un parfum d’inquiétude en ce début de journée serait exagéré. Mais enfin. Thierry venait de dire à Raoul que des voyageurs de rencontre lui avaient décrit le trajet en bateau de Siem Reap à Battambang comme limite pour ce qui était des embarcations. Raoul se souvenait vaguement avoir lu des informations similaires dans le guide Lonely Planet. « Si l’on devait prêter l’oreille aux angoisses de chacun, pensait-il, on ne ferait jamais rien ».

La journée avait surtout commencé très tôt. Réveil à 5 heures du matin, enlèvement et chargement dans la benne d’un pick up à 5h50 (une couche de bagages, une couche de voyageurs), magnifique trajet chaotique dans la lueur du jour qui se lève, en direction du lieu d’embarquement en bordure du lac Tonlé Sap.

Avant de poursuivre ce récit, il convient de préciser que, depuis quelques jours, Rose et Raoul ne voyagent plus seuls mais sont en compagnie de deux amis ”de trente ans”, Etienne et Martine ainsi que du frère de Martine, Thierry. Tous trois sont de grands voyageurs. Autre précision, de nature géographique celle-ci : le parcours de Siem Reap à Battambang en bateau s’effectue via un lac (le Tonlé Sap) aux allures de mer (largement plus étendu que le lac Leman) puis sur un fleuve, enfin sur un cours d’eau indéfinissable au plus bas de son niveau en cette saison.

Arrivée à l’embarcadère. Thierry montre à Raoul deux longs bateaux rapides :

- Ils sont super, à condition de s’installer sur le toit, car si on est à l’intérieur, en cas de naufrage on n’a aucune chance, explique-t-il à Raoul médusé .

Raoul est déçu par ces bateaux trop modernes. Une déception de courte durée car on lui désigne une petite embarcation, longue seulement de 6 mètres, un day boat en fibre de verre avec cabine, comme étant leur bateau à destination de Battambang. Une longue file de voyageurs embarque. Leurs sacs à dos sont arrimés sur le toit de la cabine. Rose, Raoul, Etienne, Martine et Thierry s’installent confortablement sur ce même toit, histoire d’accroître leurs chances… C’est alors que le patron s’avise que la ligne de flottaison est vraiment très basse. Il fait descendre une dizaine de personnes, le trop plein, qu’il installe dans deux autres bateaux. Un petit groupe prend place à bord d’une barque en plastique de 4 mètres entièrement ouverte, munie d’un moteur de 40 cv (c’est eux qui semblent avoir le moins de chance, la suite prouvera que non). Un autre groupe s’assied dans des fauteuils en osiers avec accoudoirs placés dans une fine barque en bois dotée d’un gros moteur in-bord (l’histoire retiendra que le confort des sièges ne saurait présumer des qualités marines d’un navire). Enfin, la vedette de Rose et Raoul largue les amarres. Ses deux moteurs hors bord de 200cv chacun arrachent sans difficulté l’embarcation qui déjauge immédiatement. Sur le lac, le vent lève une petite houle dans laquelle le bateau qui navigue vent arrière à plus de 25 nœuds vient taper en faisant jaillir des gerbes d’écumes. Une fois le lac traversé, sur une courte distance, la navigation se poursuit sur le fleuve à une vitesse folle (35 nœuds) parmi les villages flottants et les pêcheurs. Le spectacle est grandiose en dépit du sans gêne du pilote de la vedette. Après une assez longue navigation menée tambour battant, le bateau s’arrête dans un village.

- On va changer d’embarcation car le niveau de la rivière est trop bas, celle-ci ne passerait pas, déclare le responsable du voyage.

Une longue barque en bois typique de la région est préparée. Raoul note avec satisfaction la présence d’une pompe de cale couplée au moteur. On charge les lourds sacs à dos et la dizaine de passagers s’assoit à même le fond sur des nattes tressées. Raoul fait observer à ses amis des infiltrations d’eau entre chaque bordée et déplore que l’on ne sache plus calfater dans ce pays. Heureusement, il y a la pompe de cale. En outre, dès le départ un homme d’équipage écope régulièrement sous le moteur. La rivière, car il ne s’agit plus d’un fleuve mais d’un étroit cours d’eau est effectivement très basse. A plusieurs reprises le bateau touche le fond de vase. Le pilote passe en force. Le spectacle de la vie sur l’eau est toujours aussi passionnant à regarder. Pourtant, dans la barque, les visages sont tendus. L’écopeur ne cesse d’écoper. Une nippo-américaine assise près de lui décide de lui prêter main forte et se met à écoper elle aussi. Pas longtemps. Très vite l’eau des fonds est projetée par les courroies au-dessus du moteur. ça gicle de partout. L’écopeur lance au pilote des regards lourds d’inquiétude. Raoul déclare qu’il faut aller vers la berge, débarquer et écoper sérieusement avant de repartir. Absolument personne ne lui prête la moindre attention. Tout à l’arrière de la barque, assis sur les sacs de Rose et de Raoul, un cambodgien presse le pilote de gagner la berge tout en désignant le milieu du bateau où l’eau atteint un niveau record. Lui, est immédiatement entendu. Le pilote vise un des rares endroits où la berge est abordable, partout ailleurs les amas de ronces empêchent tout débarquement. Le bateau qui s’enfonce rapidement dans l’eau, touche la berge. Rose bondit à terre, la première ! Raoul aide à débarquer des bagages, puis saute à terre lui aussi alors que la moitié arrière de la barque disparaît sous l’eau. Quelques sacs à dos partent à la dérive en flottant, dont ceux de Rose et de Raoul qui seront récupérés, enrichis d’un parfum de gas-oil.

Le bateau disparaît complètement sous les flots.

Tels des pingouins sur leur iceberg, les rescapés, debout en plein soleil, font connaissance. Après une heure et demie d’attente, les papotages s’essoufflent. Certains se sont installés sous l’ombre chiche des ronciers en prévision d’une longue journée.

Le Titanic cambodgien a coulé le 12 février 2002 à 10h30, par un mètre vingt de profondeur et par 103 degrés 22 minutes de longitude est et 13 degrés 17 minutes de latitude nord. Position relevée au GPS par Raoul qui ne se sépare jamais de son scruteur de satellites.

Une barque quasi identique au Titanic cambodgien arrive enfin, avec à son bord le patron de l’expédition. Elle dispose d’un plancher surélevé (on doit pouvoir y rester au sec plus longtemps). Sauvés!

Du moins, le croit-on, car une fois tout le monde embarqué, l’esquif manifeste une nette propension à la gîte. Une gîte qui inquiète sérieusement Raoul et Rose car en cas de chavirage une structure métallique, légère mais solide, placée au dessus des passagers pourrait bien les emprisonner. A chaque virage Rose et Raoul font donc du rappel se déplaçant tantôt vers le centre tantôt vers les bords du bateau ce qui suffit à rétablir l’équilibre et à les convaincre définitivement de la fragilité du dit équilibre. Le patron soulève régulièrement le plancher et écope. Gîte, contre-gîte, écopage, échouages passés en force, collision évitée de justesse avec un lourd bateau de pêche, le voyage se poursuit sans une once de monotonie. Raillé par ses compagnons de route pour son goût des appareils électroniques, Raoul note un net regain d’intérêt de leur part lorsqu’il est en mesure de leur indiquer toutes les demi-heures le nombre de kilomètres restants et l’heure estimée d’arrivée, “si tout va bien”, ce dont personne n’est persuadé, bien au contraire. L’idée d’un second naufrage semble admise par tous avec fatalité et sans appréhension. L’expérience sans doute. Hautes sur les berges, les maisons sur pilotis deviennent plus nombreuses, comme les enfants qui se baignent en saluant bruyamment les voyageurs sur leur radeau à moteur. Les rives de plus en plus peuplées distraient de la marche du bateau. La ville est proche. Deux petites embarcations en plastique qui inspirent confiance proposent à quelques passagers de monter à bord. Certains ne se font pas prier. D’autres, dont Rose, Raoul et leurs amis préfèrent ne pas tenter une quatrième expérience nautique dans la journée. D’autant qu’ainsi allégée la barque se comporte presque normalement. Rose a remplacé le patron à l’écope (patron parti sur une des petites barques…) et les derniers kilomètres font figure de croisière de plaisance.

Plus tard, dans la soirée, Raoul et Rose apprendront d’un témoin direct que “les fauteuils en osiers” sont tombés en panne de moteur sur le lac Tonlé Sap. Ils ont dérivé deux heures, ballottés par les vagues avec un mal de mer à vomir, avant qu’une embarcation les prenne en remorque jusqu’à un village où une réparation leur a permis de poursuivre. La petite barque en plastique qui n’inspirait confiance à personne est arrivée, elle, sans encombre plusieurs heures avant les autres…

A l’hôtel, Rose a rencontré une Française qui venait d’effectuer le même trajet par la route en quatre heures sans le moindre incident. Elle n’avait rien à raconter.

Les temples d’Angkor, grandeur, beauté et démesure

10 février 2002

Siem Reap, 8 au 12 février 2002.

Ce pourrait être l’histoire de gamins qui auraient réalisé des constructions en Lego délirantes de complexités. Elles seraient immensément grandes avec d’innombrables tours oblongues, des enceintes autour d’autres enceintes et à chaque fois un niveau supplémentaire relié au précédent par des escaliers presque verticaux, des enfilades de galeries interminables, des cours intérieures et d’immenses allées succédant à des portes monumentales pour y accéder. Une architecture en labyrinthe dans laquelle on se perdrait avec délectation.

Cela pourrait être et cela est. Sauf que ceux qui ont ainsi déliré, il y près de mille ans, n’étaient pas des enfants mais des rois et leurs pièces de Lego des blocs de pierres de plusieurs centaines de kilos. Quasiment tous sculptés, ces blocs forment des temples stupéfiants qui tirent leur harmonie de leur étendue et de leur complexité aussi bien que de leurs sculptures et de leur présence au cœur de la végétation tropicale du Cambodge.

Face à ces délires de pierres que sont les temples d’Angkor, Rose et Raoul Piche ont été frappés par la démesure qui les caractérise. Démesure du site qui s’étend sur plusieurs dizaines de kilomètres; démesure des temples eux-mêmes qui atteignent parfois des kilomètres de périphérie; démesure des bas reliefs dont certains courent sur 800 mètres de long et comptent des dizaines de milliers de personnages; démesure des enchevêtrements de salles, de couloirs, de niveaux. Démesure de l’atteinte du temps qui donne le sentiment d’arriver au lendemain d’un tremblement de terre avec des voûtes prêtes à s’écrouler et d’autres transformées en chaos de pierres. Démesure, enfin, de la nature dont les arbres multi-centenaires digèrent avec aisance les énormes blocs de pierre en lançant leurs racines à l’assaut de murs entiers telles des tentacules longues de plusieurs dizaines de mètres et grosses comme 50 boas réunis.

Demain et après demain, Rose et Raoul reviendront sur ce site, certains qu’en trois jours ils n’auront qu’effleuré la beauté du lieu tout en ayant réalisé une assez bonne performance physique. Mais auparavant, ils changeront de chauffeur car pour poursuivre leur découverte, faut-il encore qu’ils restent en vie ce que ne leur garantit nullement celui qui les conduit lequel s’obstine à tenir parfaitement sa gauche dans un pays où l’on roule à droite.

Thaïlande-Cambodge, le franchissement du mur de la misère

7 février 2002

Siem Reap (Cambodge), 7 février 2002.

Passer de la Thaïlande au Cambodge ne consiste pas seulement à se déplacer géographiquement d’ouest en est, cela revient à franchir brutalement le mur de la misère.

Le choc est violent.

Subitement, au poste frontière, la route asphaltée disparaît comme disparaissent les rutilantes voitures thaïs, les habits humbles, mais corrects, sur les gens et les maisons simples mais habitables. En quelques mètres apparaissent des cohortes de paysans tirant à bras d’homme des carrioles en bois bricolées par eux, tels des coolies chinois du XIXème siècle. Dedans, s’entassent des monceaux de légumes et parfois une femme et des enfants.

Ces paysans vont pieds nus ou portent de misérables tongues. Abasourdis, Rose et Raoul contemplent le spectacle, muets, tout en franchissant le poste de police puis l’immigration, puis la douane. Autour d’eux des gamins aux pieds nus, en haillons, mendient timidement. Les policiers font mine de les chasser comme hier le patron d’un restaurant thaï chassait des chiens errants.

La frontière franchie, Rose et Raoul sont embarqués dans un pick up (la taille d’une voiture normale mais avec un plateau à l’arrière) en même temps que douze autres touristes chacun muni d’un gros sac à dos. La répartition des charges s’effectue simplement : une couche de bagage, une couche de voyageurs. Avertis, Rose et Raoul avaient payé un supplément pour être à l’intérieur de la voiture à coté du chauffeur. Un choix que leur envieront très vite les douze occupants de l’arrière.

Les 150 Km qui séparent la frontière de Siem Reap (Angkor) sont parcourus en 5 heures sur une piste défoncée sur laquelle camions, voitures et motos lèvent un brouillard de poussière totalement opaque. Poussière dont bénéficient les paysans, leurs masures et les enfants qui jouent le long de cet itinéraire. Tout et tout le monde porte la couleur uniforme marron-rouge de la piste.

Tel est le premier contact de Rose et Raoul avec l’un des plus pauvres pays d’Asie du sud est.

Le Cambodge détient des records de mortalité infantile. Tuberculose, paludisme, diarrhée y font des ravages et ceux qui échappent à ces fléaux risquent de sauter sur l’une des six millions de mines qui les attendent au bord des chemins ou dans les rizières.

Pour ce qui de la langue, Rose est ravie. En cambodgien, merci se dit “oh! cong!”. Elle pratique le merci avec une aisance 100% toulousaine…

Un sourire généreux vaut mille mots d’accueil

31 janvier 2002

Lopburi, 31 janvier 2002.

Rose tient un cahier de vie comme elle en a demandé à ses élèves pendant des années. Elle y inscrit où elle va, ce qu’elle voit et colle une grande variété de documents relatifs aux lieux visités. Par exemple, elle a scotché une feuille d’or que le vent avait arrachée à un bouddha, dans un temple de Lopburi, dont elle a suivi le vol plané pendant cinq bonnes minutes.

Raoul, lui, note des observations éparses et pour le moins hétéroclites avec parfois les réflexions qu’elles lui inspirent.

Au détour des pages de son carnet on peut lire :

- « Lu dans le “Bangkok Post” cette prévision météo pour la journée du 30 janvier 2002, “froid 23°” ! »

- « Vu un plongeur avec une cloche à plongée sur le Chao Praya pour caréner sa barque. Une cloche à plongée !  »

- « Nous passons nos nuits dans des chambres avec des salles de bain qui ont toujours des problèmes de plomberie et nos journées dans des palais et des temples dégoulinants d’or et de matériaux précieux. Contraste. »

- « ”Le rire est le propre de l’homme”, certes. Mais celui qui rit, rit pour lui, c’est un plaisir individuel, presque égoïste, alors que le sourire est un cadeau offert à celui auquel on l’adresse. Les Thaïs sont souriants. Un sourire généreux, franc qui vaut mille mots d’accueil. A leur contact, on apprend à sourire avant de parler. »

- « Même si l’on ne connaît que trois mots de thaï, les Thaïs se mettent en quatre pour aider ceux qui s’efforcent de leur parler dans leur langue, aussi pauvre que soit leur vocabulaire ».

- « Les singes qui ont envahi Lopburi, c’est la version simiesque des “oiseaux ” d’Hitchcock. Ils sont partout : sur les fils électriques et téléphoniques, sur les trottoirs parmi la foule, sur les stores des magasins et autour des temples où les moines ont pris l’habitude de leur offrir de la nourriture. Rose a hurlé “aiiiiieee” lorsqu’un singe lui a tiré les cheveux alors qu’elle marchait paisiblement devant un magasin. Le petit singe était perché sur le store en façade du magasin. »

- « Au marché de nuit d’Ayutthaya, côté marchands musulmans, vu les premiers tee shirt avec, au dos, l’image du ground zéro et le texte “USA under attack : 11 september 2001″ et, sur le devant l’effigie de Ben Laden. Nous sommes quatre mois après le 11 septembre 2001, verra-t-on cela en Europe ? »

- « Tiens, un troupeau de buffles qui traverse l’autoroute ! »

- « Le marché flottant de Domoen Saduak s’est transformé en marché d’artisanat pour les touristes. La manie du petit cadeau que l’on ramène de voyage pour la famille et les amis est un véritable fléau. Les touristes achètent mais pas trop cher (il en faut pour tous) donc ils achètent des m….. conçues pour cet usage par les artisans locaux. Du coup, la production artisanale de m….. supplante toute autre activité dans des lieux où, avant, existaient d’authentiques échanges entre gens du pays. Le tourisme de masse détruit ce qu’il veut admirer. Faut-il arrêter de voyager ? ou faire du tourisme autrement ? »

- « Les architectures Kmer et Thaï de l’époque Ayuttahya sont massives. Elles utilisent les briques cuites, donc rose (comme à Toulouse) dans des épaisseurs considérables. Les édifices ne sont ni très hauts ni très volumineux mais bigrement épais. Finalement, il y a trois types d’architecture de “glorification” dans l’histoire : celles en hauteur (cathédrales), celles en épaisseurs (pyramides, prangs, cheddis, Wat), celles en étendue (Versailles, Angkor, muraille de Chine). Pour ce qui est des matériaux, la brique cuite tient nettement moins bien que la pierre. Le palmarès de la résistance au temps semble être le suivant : Egypte, Grèce, Rome, civilisations asiatiques. »

L’éléphant plus cool que le cheval, mais quand même…

30 janvier 2002

Kanchanaburi, 30 janvier 2002.

Rose et Raoul étaient assis l’un à côté de l’autre sur le télésiège à deux places, la barre avant soigneusement baissée. Le télésiège démarrait, s’arrêtait, démarrait à nouveau, s’arrêtait encore. Le cycle recommençait sans cesse, imprégnant à Rose et à Raoul un mouvement du corps en avant puis en arrière qui les faisait onduler mollement. Sous eux, l’éléphant marchait à son rythme. Car le siège n’était pas croché sur un câble mais installé sur le dos d’un pachyderme. Ni Rose, ni Raoul n’avaient eu l’occasion de partager à ce point l’intimité de la vie d’un tel animal. Devant eux, assis sur la tête, un jeune cornac guidait en triturant le haut et l’arrière de l’oreille droite pour tourner vers la droite, arrière gauche pour tourner à gauche. Pour reculer, il intervenait sur l’avant de l’oreille. Une véritable boîte de vitesse le crâne d’un éléphant ! Raoul déteste se trouver sur un moyen de transport vivant car, prétend-il, tout ce qui est vivant est doué d’une volonté propre, contrairement aux engins mécaniques qui n’ont aucun état d’âme et obéissent à l’homme aveuglement. Rose, qui adore le cheval, est d’une opinion opposée. Raoul, d’abord séduit par la boîte de vitesse de l’éléphant, a ensuite été conforté dans son opinion lorsque “son” éléphant s’est mis à arracher l’herbe au sol à pleines poignées, (enfin, à pleine trompe mais il s’en sert vraiment comme d’une main), à grappiller des feuilles d’arbre lorsque ça lui chantait et à s’arrêter pour se délester de 10 Kg de selles (tout de la fibre) et de 5 litres d’urine lorsqu’il le voulait. Si bien que Raoul a fini par s’écrier:

- Finalement, ils sont comme les chevaux. Ils font ce qu’ils veulent.

- Mais non, lui a rétorqué Rose. Ils font ce qu’on leur laisse faire.

Raoul n’arrêtait pas de tripatouiller la peau de l’éléphant, tout étonné de constater qu’elle n’avait pas la texture cartonnée qu’il lui supposait. « Ce n’est pas de la peau de bébé, certes, mais pas du cuir tanné non plus, se dit-il. De plus, elle porte quelques poils épars plutôt rigolos ». Tout au long de leur promenade, Rose et Raoul ont suivi avec attendrissement un éléphanteau que sa mère ne lâchait pas et qui s’amusait de tout. Pas question de s’éloigner d’un mètre de trop, la maman le ramenait aussitôt dans le droit chemin d’un mouvement de trompe. Raoul remarquant à haute voix que la mère possédait deux seins magnifiques (pas de mamelles, des seins!), s’est attiré en retour une observation de Rose qui lui a fait remarquer combien le père est bien monté… Eléphantasmes.

Après une heure de paisible promenade à dos d’éléphant, Rose demanda à Raoul de reconnaître qu’il avait bien apprécié.

- Bien sûr, c’est cool la balade à dos d’éléphant parce qu’a aucun moment il n’y a un imbécile pour crier “qui veut faire du galop?” et six à huit idiots qui répondent en cœur “nous, nous, nous” et un, moi, qui hurle “pas de galop, pas de galop, pas de galop”. Rien que pour ça, c’est vrai, l’éléphant c’est plus sympa que le cheval.