Une dent de granite aussi superbe que mortelle
El Chalten, 1 février 2005
Rose et Raoul Piche ont payé le prix mais ils l’ont vu.
Le prix : huit heures de marche dont deux sur une très forte pente.
La vue : le Fitz Roy, une canine de granit de 3400 m de haut, entourée d’autres pointes acérées à peine moins élevées.
A leurs pieds, des glaciers qui viennent mourir dans des lacs tantôt bleus comme la Méditerranée tantôt verts comme des lagons. Au bord de ces lacs, de la rocaille, sur elle, alanguis au soleil, admiratifs, les Piche.
On imagine volontiers ce paysage dans les Alpes, à haute altitude ou dans l’Himalaya plus haut encore. La singularité des Andes australes est d’offrir ces splendeurs à seulement 1200 mètres d’altitude, accessibles aux simples randonneurs. Les glaciers que les Piche contemplent sont des terminaisons de l’immense glacier de Patagonie long de 400 Km installé à 1500 m seulement au dessus du niveau de la mer.
Chanceux, Rose et Raoul bénéficient d’une météo rarissime, peu de nuages (tous les sommets sont dégagés) et surtout peu de vent.
Le vent ! Sans lui, la Patagonie ne serait pas la Patagonie. Il y est soit fort, soit très fort, soit violent, jamais léger, jamais inexistant. Il sculpte les rares arbres, surnommés “banderas” (drapeaux) parce que leur ramure est repoussée par le vent d’un seul côté du tronc.
Haut lieu des randonneurs venus de tous les continents, El Chalten, petit village au pied du Fitz Roy est aussi le rendez-vous des meilleurs Andinistes de la planète (ici, le mot Alpiniste n’existe pas). Le défi n’est pas l’altitude du Fitz Roy, mais sa paroi lisse, verticale et glacée de 2000 m qu’il faut vaincre pour atteindre le sommet, en s’arrêtant lorsque le vent devient violent. On dort alors suspendu dans le vide … en attendant que ça passe. Nombreux sont ceux qui ont laissé leur vie à cette aventure.
Créée il y a 18 ans, El Chalten conserve une allure de ville de pionniers avec ses rues caillouteuses, poussiéreuses le long desquelles les maisons espacées semblent attendre les nouveaux venus.
Pas de cimetière. Aucun habitant n’étant encore décédé, personne n’en a vu la nécessité.
Les vaincus de la montagne sont rapatriés chez eux. Une chapelle du souvenir a été dressée pour eux dans l’axe des massifs et les sommets portent leurs noms ou ceux d’autres aventuriers des Andes : Saint Exupery, Mermoz, Guillaumet, Poincenot, Egger, etc.
Les Piche ne sont pas jaloux. Ils font l’objet de la plus grande sollicitude de la part des rangers du parc Los Glaciares. Tout au long des pistes sont installés des panneaux où est écrit “Piche observe y conserve !” (Piche observez les, préservez les !).
C’est gentil.
En revanche, Rose et Raoul ne comprennent pas pourquoi ce touchant appel s’accompagne du dessin d’un tatou, une espèce d’animal préhistorique en voie de disparition, assez hideux.
C’est moins gentil. Les Piche sont bien plus beaux que ça.